Bataillon de marche
tellement humains ! Nos adversaires ne peuvent en dire autant.
Sa femme s’évanouit de joie. Le téléphone ne cessait de fonctionner. – Heinz est gracié ! Non pas « il sera gracié », mais « il est gracié ».
Et le conseiller commença des démarches pour obtenir à son fils une mutation dans un régiment disciplinaire d’artillerie. Le major général Hartmann, qui connaissait quelqu’un à l’état-major des régiments disciplinaires, promit de s’occuper de Heinz, et parla d’un régiment en campagne de la 14 e armée.
Le conseiller expédia une longue lettre à son fils : « Tu es gracié et nous pensons que tu seras envoyé dans un régiment disciplinaire d’artillerie. »
En écrivant l’adresse de son fils, il eut un sourire : « La prochaine fois, ce sera une véritable adresse militaire et non plus cette épouvantable prison. »
A Berlin, le général von Grabach alluma un cigare, se versa un verre de cognac et s’installa confortablement devant son grand bureau. Il venait de passer une nuit merveilleuse auprès de sa maîtresse et recevait l’annonce d’une longue permission de repos à Berchtesgaden. Un voyage bien agréable ! Il prit, entre deux bouffées, le premier dossier de recours en grâce.
« Lieutenant d’artillerie dégradé, redevenu simple soldat, prisonnier condamné à mort : Heinz Berner. 2 e section. Cellule 476. Forteresse de Torgau, Saxe. » Le général commença à feuilleter le dossier en en lisant avec indifférence des passages discontinus. Il reposa le document et prit le second qui était absolument identique. Seul, le nom changeait.
« Feldwebel d’infanterie Paul-Nicolas Grün. » Et il feuilleta avec la même indifférence les pages couvertes d’une écriture serrée. Il sirotait son cognac, et voulut lire encore. Mais c’était tellement ennuyeux… Tout à coup, il se souvint qu’il avait à faire ses bagages. Il partait demain pour Berchtesgaden.
Von Grabach saisit son stylo. La plume en était émoussée. Il appuya fortement et traça des lignes droites, régulières, sans une seconde d’hésitation. Par deux fois, il écrivit quelques mots exactement pareils qui mettaient fin à deux vies. Désormais, rien au monde ne pouvait plus sauver les deux prisonniers de Torgau. Les Russes auraient-ils été à la porte de la prison que les condamnés eussent été tués dans leurs cellules. Un ordre est un ordre.
Jamais, même dans ses pires cauchemars, cette minute ne viendrait hanter le général von Grabach. La discipline appartient à la guerre comme les charniers, et il y aura toujours des hommes pour envoyer d’autres hommes à la mort.
Le général posa soigneusement les deux dossiers l’un sur l’autre. Et, soudain, une inquiétude passa dans son esprit : la promesse qu’il avait faite au conseiller Berner.
Aussi, de quoi se mêlait cet imbécile ? Presque un défaitiste. En tout cas, à surveiller !
Assombri par ce souvenir, il se mit à faire les cent pas. Pourquoi avoir donné ce faux espoir ? La faute en était à ce bon cognac, car lui-même était par principe contre les grâces. Le conseil de guerre avait jugé, ça suffisait. La discipline était une nécessité. Sans elle, autant renoncer à continuer la guerre. Il se rasséréna. Tout était terminé. Au coup de sonnette, un subordonné parut.
– Faites envoyer ça à Torgau, commanda le général en tendant les papiers au jeune officier. – Et comme ce dernier s’en allait, il le rappela. – Ah ! j’oubliais. Autorisez les parents des condamnés à leur faire une ultime visite.
– Oui, mon général, aboya l’officier.
Von Grabach hocha la tête et songea qu’il était peut-être dur, mais en tout cas humain. Personne n’aurait donné la permission d’une visite.
M me Berner décacheta la glaciale feuille officielle.
« Si vous désirez faire une dernière visite au prisonnier Heinz Berner avant son exécution qui aura lieu le 24 mai 5 heures du matin, vous devez vous présenter à la Kommandantur de la prison de Torgau le 23 mai à 18 heures. Cette autorisation est valable pour quatre personnes. Durée de la visite : dix minutes. Signé : Von Grabach, général d’infanterie. »
M me Berner poussa un cri déchirant. Mais M me Grün reçut peut-être un coup plus dur encore. Elle était femme de ménage, douze heures par jour, à l’hôtel « Graf Moltke », et elle se rendit à son travail en état de somnambulisme.
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