Bataillon de marche
– Il semblait regarder une vision au travers d’un mur transparent. – Un jour, nous nous retrouverons. Il faut que tu aies cette espérance.
– J’ai si peur ! bégayait Heinz.
Le conseiller d’Etat tremblait. Lui aussi il avait peur.
– Le Vieux dit qu’il ne faut pas avoir peur, le Vieux dit que Dieu pardonne tout, le Vieux m’a dit tant de choses qui m’ont fait du bien.
« Il veut probablement dire le prêtre, se dit le conseiller. Pourquoi donc l’appellent-ils le Vieux ? »
– Petit-Frère aussi dit que c’est très rapide. On ne s’aperçoit de rien. Barcelona m’a assuré que le pire c’était le trajet de la cellule à la cour. Une fois là, c’est vite fini. Le petit légionnaire et Julius sont des tireurs d’élite, ils sont tous les deux décorés pour leur adresse.
« Seigneur ! pensait Berner, il est devenu fou. » Il fixait son fils. Pâle comme un mort, avec de grands cernes noirs sous les yeux, des yeux injectés de sang.
– Heinz, mon garçon, de qui parles-tu ?
– De mes camarades.
– Tes camarades ? répéta Berner stupéfait.
– Mais oui, fit le condamné à mort avec un sourire las. Le Vieux, le feldwebel de la section, Petit-Frère, le gardien de couloir, Barcelona Blom, Heide, Porta, Sven et le petit légionnaire, la garde de la 1 re section.
– Et ce sont tes camarades ? murmurait le père avec effarement.
– Les meilleurs que j’aie jamais eus. Ils doivent me fusiller demain à l’aube.
M me Berner glissa de sa chaise sans un bruit. On l’étendit sur un banc. Le conseiller d’Etat se laissa tomber lourdement sur un siège. Tout tournait. Comment pouvait-on être le camarade de ses bourreaux ? Pour la première fois, un fonctionnaire allemand nazi trouva la société mauvaise et se mit à la haïr.
– Un jour peut-être écrira-t-on un livre sur nous, les prisonniers de Torgau.
Le conseiller d’Etat essuya la sueur de son front.
– Oui, je sais maintenant qu’on écrira sur vous.
Le feldgendarme regardait sa montre :
– Temps de visite expiré 1 aboya-t-il d’un ton de commandement.
– Papa ! cria Heinz en s’accrochant à la main de son père.
L’horreur de ce qui allait se passer l’envahit comme une marée et il fallut séparer de force le fils du père. On entendait l’ancien lieutenant d’artillerie crier :
– Non 1 Je ne veux pas, laissez-moi ! Laissez-moi !
Deux gardes-chiourme le ramenèrent à la 2 e section et le jetèrent dans le couloir comme un sac de farine. Ils riaient. Nous emmenâmes le prisonnier au corps de garde – ce qui était interdit – et Alte lui donna un verre de vodka, chose non moins strictement interdite.
Barcelona et moi étions de garde cette nuit-là. Tous les autres s’en furent au « Cochon mouillé ». Avant tout, ne pas entendre les cris de Heinz Berner. Ils rentrèrent vers minuit, ivres, et Petit-Frère plus que les autres. Il fallut l’assommer tellement id hurlait de menaces. Le lieutenant Ohlsen était descendu de sa chambre ; chacun put voir qu’il avait bu et il montra Petit-Frère d’un doigt qui tremblait.
– Vous, taisez-vous !
Il se pencha sur l’évier et vomit.
On dut cogner quatre fois pour faire taire Petit-Frère et nous le jetâmes sur son lit.
Non loin de la prison, dans une petite auberge appelée « Le Hussard rouge », logeaient M. et M me Berner.
Toute la nuit, ils se tinrent assis sur le bord du lit, regardant devant eux, les yeux vides, tandis que la vieille horloge du mur égrenait son tic-tac et que lentement descendait le contrepoids vers l’heure où leur fils unique, le lieutenant de dix-neuf ans, allait être exécuté. Tous deux semblaient hypnotisés. Ils ne disaient pas un mot.
Heinz Berner, sans repos, faisait les cent pas dans sa cellule. De temps à autre il s’arrêtait, posait son front contre le mur et frappait ses deux poings sur les vantaux de la porte en criant désespérément. Un long cri : « Au secours ! », comme l’aurait fait dans l’océan un homme qui se noie.
On nous réveilla à quatre heures. Le petit légionnaire alla prendre les munitions dans la salle d’armes. Trois coups pour chacun, en tout trente-six balles, de belles balles bien luisantes.
Le commandant arriva à 4 h 30, suivi de son adjoint ; il venait de l’autre aile, chez le feldwebel Grün. D’une voix rêche, le commandant annonça à Berner ce dont il s’agissait. Ce que le lieutenant savait depuis la
Weitere Kostenlose Bücher