Berlin 36
qui remportent la victoire. » A quelques mètres de l’arrivée, il jeta un coup d’oeil furtif à droite. Metcalfe, à l’autre bout de la piste, se rapprochait. Jesse accéléra et, bombant le torse, coupa le fil sous l’oeil attentif des juges. « He did it ! » s’écria Larry Snyder, fou de joie, en lançant son chapeau en l’air. Sur un grand panneau, s’affichèrent aussitôt les résultats officiels :
1. Owens, USA : 10.3
2. Metcalfe, USA : 10.4
3. Osendarp, Holland : 10.5
N’y tenant plus, l’entraîneur quitta les tribunes et alla rejoindre son poulain. Les mains sur les hanches, les yeux brillants, Jesse Owens riait comme un enfant.
1 - Les starting-blocks ne seront adoptés qu’en 1938.
3
Où l’on écoute Oskar converser avec cheikh Pierre
Pierre Gemayel s’attabla et commanda une bière. Oskar accourut aux nouvelles.
— Alors, cheikh Pierre ? Racontez ! J’ai écouté les nouvelles à la radio, mais sans les images, ce n’est pas la même chose…
— C’était impressionnant, Oskar. Impressionnant ! Vous auriez dû voir tous ces jeunes au garde-à-vous comme un seul homme, leurs gestes parfaitement synchronisés… Je n’avais jamais encore assisté à pareil spectacle. Partout, des tribunes combles : les gens viennent en famille voir comment leur chancelier leur a offert les plus extraordinaires jeux Olympiques qu’on ait connus… Ce qu’il y a de plus émouvant dans cette marée qui déferle vers les tribunes, c’est qu’elle ne vient pas uniquement pour le plaisir d’assister à un spectacle, mais aussi avec un sentiment d’orgueil national. Cette foule est fière : elle désire ardemment participer à la réussite de cette oeuvre monumentale et, dans l’espèce de passivité qui l’enveloppe, et que certains appellent ordre ou discipline, il faut reconnaître le culte qu’elle voue à Hitler et à ses projets.
— C’était impressionnant , en effet, répliqua ironiquement le pianiste. Demain, au congrès de Nuremberg, le Führer ne manquera pas de prononcer un discours pour saluer son succès. Ecoutez-le !
Oskar monta sur une chaise, fronça les sourcils, aplatit une mèche sur son front et, imitant la voix et les gestes d’Adolf Hitler, improvisa une tirade aussi grandiloquente que grotesque :
— Voyez la puissance de l’Allemagne ! Depuis que le parti est au pouvoir, l’Allemagne est redevenue la Grande Allemagne. Nous avons triomphé aux jeux Olympiques, alors qu’auparavant nous n’y jouions que les figurants. Le drapeau rouge orné de la croix gammée a été hissé au mât d’honneur ; cent mille Allemands réunis à l’Olympiastadion ont pu chanter nos deux hymnes de gloire. Voilà ce que je vous ai apporté. Voilà ce que le national-socialisme a fait pour l’Allemagne…
Le Libanais éclata de rire.
— Vous êtes un drôle d’oiseau, Oskar !
— N’avais-je pas raison en vous disant que ce serait une grand-messe à la gloire du III e Reich ?
— Si, sans doute, admit Gemayel, mais ne faites pas la fine bouche : les épreuves sportives étaient admirables, et puis, quelle discipline ! Il faudrait créer au Liban un mouvement similaire, capable de mobiliser les jeunes et de leur inculquer le sens de l’ordre et du patriotisme, surtout à l’heure où nous nous apprêtons à engager un bras de fer avec la France pour obtenir notre indépendance. Quand je rentrerai chez moi, je m’y emploierai !
— Vous voulez créer une section des Jeunesses hitlériennes à Beyrouth ? demanda le pianiste, interloqué.
— Mais non, vous n’avez rien compris ! Je compte créer plutôt un mouvement patriotique pour les jeunes ayant pour but de substituer aux vieux idéaux confessionnels un idéal national. Nos adhérents suivront un entraînement rigoureux et participeront aux manifestations destinées à réclamer l’indépendance du pays. Je leur donnerai pour nom les Kataëb.
— Ce qui signifie ?
— Les Phalanges.
Pierre Gemayel marqua une pause, puis enchaîna :
— J’ai rencontré hier un dirigeant du mouvement Sokol, vous savez, ce mouvement sportif d’origine tchèque qui allie l’éducation physique à la formation patriotique. Nous avons beaucoup discuté et ils m’ont invité à visiter leur pays. Il paraît qu’ils peuvent rassembler, à l’occasion de meetings appelés Slet 1 , des milliers de gymnastes capables d’exécuter des exercices à la chorégraphie
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