Bombay, Maximum City
comprends que la violence à Bombay peut frapper à tout moment, tout près. En l’occurrence la dispute, comme de juste, concerne l’espace – une place de parking pour être précis –, l’usurpation illégale de l’espace et la défense musclée contre cet abus. « Vous êtes ici depuis combien de temps ? » n’a cessé de rugir le médecin. Le locataire du premier, qui trouvait normal de se garer sur mon emplacement, m’a posé la même question. Ces gens sont dans la place depuis assez longtemps pour juger normal de demander aux nouveaux arrivants de quel droit ils osent prétendre à des prérogatives contractuellement établies. Et ils tiennent les vigiles, censés veiller au respect de ces prérogatives que la loi me reconnaît.
Les places de parking seront au cœur des guerres du XXI e siècle.
Les premiers temps de notre séjour à Bombay se passent à combattre les maladies qui frappent nos enfants nés sous d’autres latitudes. Cela fait déjà quinze jours que Gautama souffre de dysenterie amibienne. Il se précipite aux toilettes à tout bout de champ, il est maigre à faire peur : on lui voit les côtes sous la peau. La nourriture et l’eau de Bombay, la plus moderne des villes indiennes, sont souillées par la merde, première cause de la dysenterie amibienne. Autrement dit, à cause de nous notre fils a avalé de la merde. Peut-être avec la mangue qu’il a mangée l’autre jour, ou dans la piscine où nous l’avons emmené. Ou en buvant l’eau du robinet, puisque les conduites d’écoulement posées du temps des Britanniques fuient dans les canalisations d’eau propre installées juste à côté. Il n’y a pas de moyen de défense. Tout est recyclé dans ce pays dégueulasse qui empoisonne ses enfants, les oblige à bouffer sa merde.
À Bombay, il y a toujours « quelque chose dans l’air ». Ailleurs, selon les moments et selon les cas, on est bien-portant ou malade. Ici, les deux catégories ne font qu’une, et nous n’arrêtons pas de nous refiler les germes en famille, comme dans un championnat organisé par poules. Sunita et moi sommes tous deux affligés d’un mal baptisé « pharyngite granuleuse ». Pour nous en débarrasser, il faudrait cesser de respirer, car il est dû à la pollution qui sévit ici à fortes doses. Pas besoin de circuler en ville, de prendre le métro ou de bavarder au coin de la rue pour absorber Bombay par tous les pores de la peau, l’inhaler dans la gorge et provoquer ainsi l’éruption des granules. Nous éternuons et reniflons à qui mieux mieux. Le matin, quand on fait la poussière, ce sont de vrais monticules qui s’accumulent sous le balai : des quantités de saletés et de fibres agrémentées de quelques plumes. Mes enfants jouent là-dedans, ils aspirent dans leurs poumons un air dont la teneur en plomb est dix fois supérieure aux normes admises et qui retarde leur développement mental.
Je m’évertue à expliquer aux amis de passage que les choses n’ont pas toujours été comme ça, qu’autrefois Bombay était une ville agréable où l’on respirait sans même y penser. À la faveur d’une grève des taxis et des chauffeurs de maître, la pollution atmosphérique descend de vingt-cinq pour cent en dessous de son niveau habituel. Les citadins profitent de ces magnifiques journées de janvier pour s’oxygéner avec volupté. Il y a une éternité que Bombay n’a pas senti aussi bon en hiver. En temps ordinaire, respirer son air revient à fumer deux paquets et demi de cigarettes par jour. Avant, le soleil se couchait sur la mer. Maintenant il se couche dans le smog. La ville se partage entre zones climatisées et zones non climatisées. Je ne parviens pas à m’habituer à ces passages brutaux d’un monde à l’autre. J’éternue sans arrêt, j’ai le nez qui coule en permanence. On me conseille d’acheter une voiture avec la clim. Nous n’avons pas d’autre choix que de vivre sur un grand pied si nous voulons survivre.
La vie à Bombay nous coûte bien plus cher au début que par la suite. Pour les nouveaux arrivants c’est une ville impossible ; y trouver un logement, une école, est un vrai casse-tête. Ceux qui étaient là avant nous ont fait main basse sur tout. Quiconque envisage de s’installer à Bombay doit savoir qu’il devra démarrer en bas de l’échelle ; en haut, il n’y a pas de place. Pour emménager dans un quartier un peu sympathique il faut acquitter un octroi aux
Weitere Kostenlose Bücher