Bombay, Maximum City
habitants de longue date, les anciens sages et patients. Et les villes, c’est connu, gardent jalousement le secret sur les bonnes adresses où acheter un seau à glace, une chaise de bureau, un sari. Les nouveaux payent plus cher parce qu’ils ne les connaissent pas. Nous chicanons sur des prix ridicules qui ne représentent rien pour nous : dix roupies, cela ne fait jamais que quarante centimes de dollars. À New York, nous aurions perdu quarante centimes sans même nous en apercevoir. Ici cela devient une affaire de principe, car celui qui cherche à nous extorquer ces dix roupies se dit par-devers lui : ils ne sont pas d’ici, ce ne sont pas des Indiens, bien fait pour eux s’ils se font rouler, ils n’ont que ce qu’ils méritent. Raison pour laquelle nous élevons la voix et exigeons qu’on nous facture le juste prix, celui indiqué au compteur, car agir autrement reviendrait à accepter ce statut d’étrangers qu’on nous assigne. Nous sommes indiens, nous paierons le prix demandé aux Indiens !
Le vol constitue une autre manière de taxer les nouveaux venus. Des voleurs, on en trouve jusque devant les portes de la maison de Dieu. Dans le temple de Siddhivinayak, des hordes de fidèles prient d’un cœur sincère pour la santé d’un proche, pour échapper à la faillite, pour être reçu à un examen. Un jour où je m’y rends, je découvre en sortant qu’on m’a volé les chaussures que j’avais laissées à l’entrée. Ce dieu censé accomplir des miracles n’a même pas su les protéger. Force m’est de marcher en chaussettes sur le trottoir dégoûtant.
Sau me ek sau ek beimaan
Phir bhi mera Bharat mahaan.
Traduction : « Sur cent personnes, cent un voleurs / Mais mon Inde garde toute sa valeur. » Ce message inscrit à l’arrière d’une camionnette dit bien l’essentiel.
Il faut sans arrêt mettre la main à la poche. Le chauffeur nous demande des sous. Les bonnes nous demandent des sous. Les amis qui traversent une mauvaise passe ont besoin de sous. Des inconnus sonnent à la porte pour demander des sous. À Bombay, notre famille est une zone dépressionnaire entourée d’anticyclones ; les autres nous ont à l’œil, où qu’ils soient.
Putain de ville, oui. La mer devrait engloutir l’île, se soulever dans un raz-de-marée géant et la rayer de la carte, la submerger sous ses flots. Ou alors il faudrait un bombardement aérien. Tous les matins je pique ma crise, seule solution pour obtenir satisfaction. Les gens d’ici filent doux devant la colère, ils en ont peur. À défaut d’argent ou de relations, la colère fait parfaitement l’affaire. Je commence à comprendre l’utilité de l’accès de fureur simulé, très efficace sur les chauffeurs de taxi, les portiers, les plombiers, les fonctionnaires. En Inde, même mon lecteur de CD s’incline devant l’explosion de rage, la violence physique : lorsqu’il ne réagit pas à la légère pression que j’exerce sur la touche Play, une grande claque sur le côté le convainc de produire les sons attendus.
La nostalgie que j’éprouvais pour mon enfance m’a entièrement quitté. J’en suis venu à détester le territoire où j’ai grandi et où j’ai délibérément choisi de revenir. Qu’est-ce qui m’a pris de me mettre dans une situation pareille ? J’étais pourtant heureux, à New York, j’y vivais bien, on m’appréciait. J’avais deux endroits bien à moi, un logement et un bureau, et j’ai tout envoyé promener pour cette quête insensée, pour les ombres entraperçues dans les brumes du temps fantôme. Je n’ai plus qu’une envie, à présent : retrouver la ville que j’ai tant rêvé de quitter, rentrer à New York. L’hiver me manque, et les humains à peau blanche. Les images de blizzard que je vois à la télé me rappellent comme on est bien, dedans, quand dehors il fait si froid qu’il suffit d’entrebâiller la fenêtre pour sentir comme l’air glacial est solide, comme il force son passage dans les narines avec une âpreté à couper le souffle. Les soirs où ça va mal, il n’y a qu’à sortir pour que le froid piquant vous remette les idées en place et les yeux en face des trous.
Un jour, à New York, exaspéré de m’entendre sempiternellement lui réclamer de me réexpédier dans un lycée de Bombay, mon père se mit à hurler : « Quand tu étais là-bas, tu voulais venir ici. Maintenant que tu es ici, tu veux repartir là-bas. » Ce jour-là, pour la
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