Bombay, Maximum City
première fois j’endossai consciemment ma nouvelle nationalité : citoyen du pays du manque.
En 1998, peu de temps après notre arrivée à Bombay, l’Inde a fait exploser cinq bombes nucléaires, dont une à hydrogène. Ici, ce test grandeur nature déclenche partout le même sentiment exaltant : on a montré au monde de quoi on était capables, bhenchod ! Instantanément, pourtant, les indicateurs économiques du pays basculent dans le rouge. Les mauvaises nouvelles financières sont un coup dur pour Bombay. Ses habitants ont été amenés à croire qu’ils gagneraient chaque année un peu plus que l’année précédente, et pourraient donc consommer un peu plus : d’abord un grille-pain électrique, puis un téléviseur couleur, un réfrigérateur, une machine à laver, un lustre d’importation en cristal pour le salon, et pourquoi pas une petite voiture, un de ces jours. Ce dernier achat n’est généralement envisagé qu’au sommet de la pyramide, sauf pour ceux vraiment bénis par le sort qui ont les moyens de s’offrir un appartement. La pyramide plafonne à ce niveau. Les heureux propriétaires d’une voiture et d’un appartement s’angoissent à l’idée de l’avenir qui attend leurs enfants. Une fois le sommet atteint, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir : oser le grand saut, s’exiler pour les États-Unis, l’Australie ou Dubaï. La transition de la Maruti à la Mercedes, du jean au costume Armani conduit nécessairement à franchir les frontières.
À la suite des essais nucléaires, les opportunistes de la finance internationale commencent à quitter Bombay, pas en masse, mais par petits groupes de deux ou trois. L’Inde n’est plus, pour l’heure, un pays où investir en toute sécurité. Créations récentes au regard de l’histoire, les villes telles que Bombay ou New York n’ont pas une population autochtone très importante et grouillent de gens qui ont la bougeotte. Ceux qui choisissent d’y poser leurs pénates ne trouvaient pas tout à fait les choses à leur goût, ailleurs. Et contrairement à d’autres, qui d’où qu’ils viennent ne se sentent jamais vraiment bien nulle part, ces gens-là n’hésitent pas à s’envoler vers d’autres cieux. Je suis bien placé pour savoir combien il est difficile d’arrêter de déménager, quand le pli est pris. Tout cela pour dire que si les Bombayites rêvent de l’Occident, ce n’est pas seulement à cause des richesses qu’il recèle, mais aussi pour l’excitante fébrilité que suscite un projet de départ au loin.
L’été, les Indiens qui vivent à l’étranger déferlent sur le pays. Hors saison, ils n’oublient pas d’envoyer des pochettes de photos : fiston devant le nouvel écran télé d’un mètre trente ; fifille sur le capot du nouveau monospace ; maman dans la cuisine américaine, la main sur le micro-ondes ; toute la famille s’en donnant à cœur joie dans la petite piscine du jardin, avec le « pavillon » en arrière-plan. Ces images implantent des mini-bombes à retardement dans l’esprit des frères et sœurs restés sur la terre ancestrale. Ils regardent tour à tour les photos et leur deux-pièces de Mahim, et brusquement le canapé neuf et le combiné stéréo Akaï dans lesquels ils avaient investi avec tant de fierté leur paraissent minables et moches, en comparaison. Il fut une époque où ils pouvaient se rassurer en se disant qu’au moins ils élevaient leurs enfants dans le respect des valeurs indiennes. Sauf qu’aujourd’hui, quand les enfants des exilés arrivent pour les vacances, force est de constater que l’écart qui les sépare des gosses de Bombay n’est pas si grand ; ils portent les mêmes sweat-shirts et puisent dans le même sabir américain internationalisé pour parler des clips vidéo. Il n’est pas rare que les ados venus des pays froids expriment le désir d’aller dans un temple ; ils ont la tête farcie de tout ce qu’on leur a appris sur l’hindouisme dans les écoles réputées qu’ils fréquentent. Les jeunes d’ici préfèrent les emmener en boîte. Notre décision d’inscrire Gautama dans une école où les cours se font en gujerati suscite la stupéfaction, pour ne pas dire l’indignation. « Comment pouvez-vous faire une chose pareille à votre fils ? C’est vraiment lui gâcher ses chances, s’étonne la voisine du bout du couloir. Évidemment, remarque-t-elle après réflexion, pour vous ce n’est pas un problème.
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