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Bombay, Maximum City

Titel: Bombay, Maximum City Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Suketu Mehta
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la bacchanale de la veille.
    Les prostituées ont longtemps été la catégorie professionnelle la mieux représentée dans leur clientèle. Elles venaient leur dicter les lettres qu’elles destinaient à leurs parents : « J’ai un bon travail à la ville. Votre fille est secrétaire et tout va bien pour elle. Ci-joint un peu d’argent. Surtout, s’il vous plaît faites faire des études au frère et mariez bien la sœur. Je vous en enverrai un peu plus tous les mois. » Les écrivains publics ne prennent qu’une somme modique pour fournir une adresse d’expéditeur, service qu’ils assurent également auprès des sans-abri et des fugueurs en rupture de ban. Il est déjà arrivé que des parents déboulent en ville à l’improviste pour voir comment leur fille est installée et visiter la capitale au passage. Ils débarquent à la gare Victoria Terminus, située juste derrière la Poste centrale, et, croulant sous leur chargement de sacs, de cartons et de paniers garnis des plus beaux fruits du verger, se rendent à l’adresse indiquée. À la mine ébahie des vieux parents, l’écrivain public devine tout de suite à qui il a affaire ; il les invite à s’asseoir sur des tabourets, les oblige à accepter un verre de thé, les occupe pendant que son commissionnaire court prévenir la prostituée que ses parents sont là et qu’elle doit rappliquer en vitesse. « On ne donne jamais l’adresse de la fille », me dit mon interlocuteur.
    Les écrivains publics aident encore les prostituées à rédiger les suppliques pitoyables qu’elles adressent à leurs clients résidant hors de Bombay. « Envoie l’argent et viens vite. Envoie-moi dix mille. J’ai des gros, gros problèmes. » Nombreuses à avoir des enfants, elles jouent sur la culpabilité pour manipuler les pères présumés : « Il me faut de l’argent pour tenir la maison, m’occuper des petits, s’il te plaît, envoie l’argent je t’en prie, ce que tu as donné la dernière fois est déjà dépensé, tout est parti dans les intérêts du crédit. » À écouter les écrivains publics dévider leur stock de phrases toutes faites, il est évident qu’ils n’ont pas une très haute opinion de la sincérité de leurs clients. Le plus souvent, ces missives sont rédigées dans le langage des rues de Bombay, mélange d’hindi, de marathi et d’anglais émaillé d’emprunts au tamoul et au gujerati.
    Si comme moi vous allez bavarder avec les écrivains publics, vous vous verrez offrir un tabouret sous la toile de bâche bleue. Au moindre coup de vent un peu violent, la bâche se soulève et vous déverse sur la tête une avalanche de crottes de pigeon. Tandis que je discute avec Ahmed, quatre ou cinq de ses collègues s’emploient à débarrasser mes cheveux des fientes qui s’y sont collées. Je m’étonne qu’eux-mêmes ne soient pas plus incommodés. Ils ont tous la tête couverte de petites plumes blanches et de petites boules de caca d’oiseau. « On s’en débarrasse quand on s’en va, répond Ahmed. S’il fallait qu’on se nettoie chaque fois que ça arrive, on y passerait la journée. » C’est un spectacle des plus pittoresques que cette rangée d’hommes installés devant le petit square avec leurs planches de timbres et leur cire à cacheter, au milieu des pigeons qui, par milliers, s’élèvent dans les airs ou fondent en piqué, et leur chient dessus pendant qu’ils s’appliquent à écrire des lettres d’amour.
    Ils risquent toutefois de bientôt disparaître, et s’en plaignent amèrement. « Le métier rapporte deux fois moins qu’avant. La proportion d’analphabètes a dû baisser de quatre-vingt-dix pour cent. » La possibilité de téléphoner pour pas cher au village se traduit elle aussi, par une baisse de leur chiffre d’affaires ; les télégrammes sont passés de mode. De nos jours, les écrivains publics ne sont guère plus que des postiers sans statut qui se chargent essentiellement de préparer des paquets et de coller des timbres dessus.
    Quand je me décide à partir, Anil, le spécialiste des lettres d’amour, se met à gesticuler en souriant jusqu’aux oreilles. Tout à l’heure, en me présentant, j’ai précisé que je venais d’Amérique. « Saddam ! éructe Anil. Saddam, je l’aime. »
     
    Pour la toute première fois en l’espace d’une génération, les Thakkar sont sur le point de quitter le slum. Ils ont réuni leurs économies pour s’acheter un

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