Bombay, Maximum City
séjour-chambre à coucher dans la ville nouvelle de Mira Road, à la périphérie de Bombay mais hors du territoire municipal. La famille exulte à l’idée de ce déménagement qui pourtant l’effraie. Enfants et parents trouvent bien difficile de partir de Jogeshwari à cause de la « communauté » qui vit ici. En même temps, Girish se réjouit de ne bientôt plus vivre sous un toit de tôle et de toile.
À la sortie de la gare de Mira Road, trois jeunes filles bavardent entre elles en anglais. Du groupe d’hommes désœuvrés qui les matent à distance jaillit soudain un son, pas un sifflement mais un bruit de succion appuyé, comme un gazouillis répugnant et d’une obscénité sidérante ; le chuintement de l’air aspiré entre les lèvres transmet une menace sexuelle évidente. Du haut de la passerelle squelettique jetée par-dessus les voies, on ne peut pas ne pas voir le panneau gigantesque qui surmonte une école proche de la gare : FORMATION ENRICHIE . Les gens qu’attire la ville nouvelle savent ce qu’ils attendent de l’éducation : l’enrichissement matériel et non plus l’élévation de l’esprit vers un bien supérieur. Il n’y a que des agences immobilières, autour de la gare : Mira Road est une ville tout entière occupée à se vendre. Des tas de choses restent possibles, ici. C’est une cité qui s’invente à l’écart de Bombay.
Girish me guide vers le nouvel appartement à travers un décor urbain très kitsch mais encore très vide. Deux colonnes soutenant un énorme fronton grec se dressent d’un côté de la rue, jaillies de la boue où elles sont plantées loin de tout. C’est tellement incongru qu’on dirait un accessoire de cinéma, une fantaisie si déplacée dans les banlieues nord de Bombay que je dois y regarder à deux fois pour être sûr que je ne rêve pas. Dans l’ensemble, les immeubles existants donnent dans le postmoderne pas cher : frontons bizarrement disposés, détails de style Chippendale, balustres et épis de faîtage, façades aux tons pastel que la première pluie s’empressera de délayer pour couvrir les alignements d’une nuance uniforme tirant vers le jaune pisseux. Les immeubles de Mira Road se veulent « européens ». Des centaines ont déjà surgi de terre au petit bonheur ; d’autres, encore à l’état de carcasses, attendent que les prix grimpent. L’immobilier est à la baisse, en ce moment ; l’appartement acheté trois lakhs et demi par la famille de Girish a déjà perdu le tiers de sa valeur. Une pièce dans le slum de Jogeshwari vaut plus.
Le choix des façades décoratives est un argument de vente : les promoteurs veulent donner aux futurs acquéreurs une impression de luxe forcément associée à l’ailleurs – à une autre époque, un autre pays. Un vrai Bombayite peut se passer d’appareils électroménagers, d’eau courante, de rues conçues pour circuler, etc., mais pas de shaan {201} – de style, de prestige. Les complexes résidentiels de Mira Road sont tout en façade ; derrière les colonnes palladiennes et les balustres Chippendale se cachent des logements rudimentaires. Les cloisons neuves sont déjà fissurées. La plupart des immeubles de plusieurs étages n’ont de l’ascenseur qu’une cage sans cabine, sans machinerie. L’habitant du slum ne peut espérer trouver mieux. N’ayant pas les moyens de s’offrir les commodités, il se contente du faste clinquant, moins coûteux que le solide fait pour durer. Les entrées majestueuses correspondent bien au shaan tel qu’on le conçoit à Bombay ; l’extérieur en trompe-l’œil doit amener à penser que l’intérieur est somptueux. À Bombay même, il est courant que les cages à lapins des chawls soient précédées de péristyles imposants.
Des jeunes couples se promènent le long de la rue principale pour profiter de la brise du soir. L’air est moins étouffant qu’en ville, et en descendant du train on a une agréable impression d’espace vert, à l’ouest, là où les puits salants et les marais rebutent les investisseurs. La banlieue gagne sur l’est, à l’inverse de la tendance générale à Bombay où l’ouest, bordé par la mer, est le versant le plus prisé. La zone a beau être infestée de moustiques, ici les nuits sont plutôt calmes ; la plupart des habitants sortent pour la première fois de leurs slums et leurs finances ne leur permettent pas de s’acheter une voiture. De toute façon, les routes
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