Bombay, Maximum City
creusées d’ornières sont impraticables. Pour arriver à l’immeuble de Girish, nous devons longer un marécage qui n’a pas été asséché et d’où s’élèvent des nuages de moustiques féroces. Un vendeur ambulant attaqué par les insectes se cogne dans un réverbère éteint qui, sous le choc, se met à clignoter.
Les constructions forment d’immenses complexes qui portent le nom du promoteur ou de ses chers disparus. Tous les immeubles du complexe où habite Girish portent ainsi le prénom de Chandresh : Chandresh Darshan, Chandresh Mandir, Chandresh Heights, Chandresh Accord. Girish loge dans Chandresh Chhaya (l’ombre de Chandresh). Je demande à Girish qui a construit ces logements.
« Mangal Prabhat Lodha. »
Lors des dernières législatives, je me suis longuement baladé dans Malabar Hill au côté de ce député du BJP pour suivre sa campagne. Chandresh était son père, et j’ai moi-même vécu « à l’ombre de Mangal » puisqu’il se trouve – ce qui ne laisse pas d’impressionner Girish – que Mangal Prabhat Lodha habitait deux étages au-dessus de l’appartement que j’ai loué un temps à Dariya Mahal.
« Si tu es indien tu es quelqu’un », proclame l’autocollant fixé en évidence sur la porte des Thakkar, un slogan imaginé par l’importateur de matériel de sport Proline. Dès que M. Thakkar entend l’hymne national à la télé, il oblige tous les occupants de la maison à l’écouter debout « Si on dort il nous réveille et il faut qu’on se lève. Il n’y a que quand on est malade qu’on a le droit de rester assis », me dit Dharmendra.
Sa foi inébranlable en la nation se voit enfin récompensée. Il y a des années, la mère de Girish a eu une vision de l’avenir en feuilletant un magazine gujerati au fond du slum de Jogeshwari ; elle a vu une fenêtre frangée de rideaux, avec à côté une lampe qui pendait du plafond. Quand aurai-je moi aussi quelque chose de pareil ? a-t-elle demandé à son Dieu. On me montre la fenêtre du salon de l’appartement : elle est garnie de rideaux, et à côté il y a une lampe qui se balance au bout de son fil accroché au plafond.
C’est la fête en permanence, chez les Thakkar. Pendant plusieurs semaines encore ils vont accueillir un flux ininterrompu de visiteurs, surtout d’anciens voisins de Jogeshwari mais aussi de la famille, les collègues de Girish et de Dharmendra, les étudiants de Raju, les amis danseurs de Paresh. Il aura fallu deux générations aux Thakkar pour accéder à une « pukka-house {202} », un logement en dur, symbole de réussite sociale. La trajectoire de la famille Thakkar résume l’histoire de la croissance de Bombay. Le père a quitté le quartier du Fort, où il vivait dans une maison spacieuse avec sa famille élargie, pour un taudis de Jogeshwari, et de là il est passé aux deux-pièces de Mira Road. Si Girish réalise son rêve d’aller vivre en Amérique, il atteindra le point culminant de cette ascension.
Pour la première fois de leur vie, les enfants ne sont plus obligés de dormir avec leurs parents. La répartition des lits, si luxueuse comparée à ce qu’ils ont connu jusque-là, a été définie dès la prise de possession des lieux. Dans la chambre : Dharmendra (le propriétaire en titre de l’appartement, dont le salaire fait vivre toute la famille) et Paresh, le plus jeune de la fratrie, qui se partagent le lit. Le quatrième frère, Sailesh, a trouvé une place de vendeur quelque part dans le Maharashtra mais il passe souvent. Dans le séjour : la mère sur le divan ; le père sur la banquette ; Girish à côté, mais pas à le toucher ; Raju sur un matelas près de la cuisine. Les deux pièces, exiguës à mes yeux, paraissent trop vastes aux Thakkar. « Un soir, raconte Dharmendra, je me sentais vraiment mal. Je n’arrivais pas à dormir. » Aussi passent-ils presque toutes leurs nuits rassemblés dans le salon, autour de la télé neuve réglée pour s’éteindre automatiquement trente minutes après l’heure du coucher. Ils aiment s’endormir bercés par le son familier de voix humaines. Habitués à vivre dans une seule pièce, ils ne savent pas comment occuper cette chambre supplémentaire maintenant qu’ils l’ont enfin.
Dans le salon, il y a de jolis vases de fleurs peints à la main. La fenêtre encadrée de plantes déverse une belle lumière dans la pièce, mais aussi des tas de moustiques contre lesquels les Thakkar
Weitere Kostenlose Bücher