Bombay, Maximum City
semblent immunisés. Trois dessins de Paresh – une tour Eiffel, une statue de la Liberté et un homme en train de se débarrasser de ses vêtements, en même temps, dirait-on, que de sa peau – trônent en évidence sur la vitrine. Un des murs du séjour est entièrement carrelé de pierres plates brun foncé, pas du tout dans le ton du badigeon blanc qui recouvre les trois autres. Deux spots fixés en hauteur, juste sous le plafond, font ce qu’ils peuvent pour éclairer cette paroi rébarbative. « Les gens croient que c’est pour décorer qu’on a mis des pierres. En réalité c’est parce qu’il y avait des fuites dans le mur. » L’eau infiltre déjà de toutes parts la structure flambant neuve et suinte à travers les cloisons. Dharmendra se garde toutefois de doucher l’enthousiasme des visiteurs qui s’extasient sur le bel effet de la pierre.
Il me montre la brochure qui a alléché sa famille et les autres occupants de Chandresh Chhaya. Outrageusement colorée dans le style années cinquante avec des rouges, des jaunes, des bleus éclatants, elle reprend pour la composition du texte ces caractères tape-à-l’œil, extra-larges, utilisés par les compagnies foncières américaines pour attirer les migrants vers le soleil de la Californie.
En 1980, un groupe de jeunes entrepreneurs dynamiques a fait un rêve. Ils rêvèrent de créer une oasis de beauté et de tranquillité qui romprait avec l’aride monotonie des logements urbains. Sous la gouverne de son fondateur, le regretté Chandresh Lodha, le Groupe rêvait de mettre à la disposition des mal-logés de Bombay un environnement verdoyant, luxuriant. […]
Aujourd’hui le Groupe Lodha est le symbole d’un foyer chaleureux et confortable, rayonnant de beauté, éclatant de bonheur, étincelant de prospérité. Aujourd’hui, un logement Lodha peut faire votre bonheur.
Les illustrations présentent un ensemble de gratte-ciel artistiquement esquissés, deux croquis d’immeubles bas entourés de palmiers, des couples en promenade, des limousines glissant en douceur le long de rues absolument vides, un espace aménagé pour les enfants, une vague bleue sur le point de se briser. La kyrielle d’« équipements spéciaux » énumérés dans ces pages (liaison par bus jusqu’à la gare, court de tennis, club-house, bibliothèque) n’est toujours pas matérialisée. C’est vrai, mais imaginez-vous dans le taudis de Jogeshwari avec l’égout à ciel ouvert qui glougloute devant la porte, les moustiques énormes qui entrent par l’unique fenêtre en même temps que les braillements des ivrognes et des taporis, et imaginez-vous en train de feuilleter cette brochure : est-ce que vous n’auriez pas envie d’y croire, vous aussi, et d’ajouter foi à ses belles promesses ? Qui sait si cette nuit-là vous ne feriez pas un rêve enchanteur ? Imaginez : vos enfants jouent sur l’aire de jeux noyée de verdure, votre femme prépare le repas sur le plan de travail en marbre qui équipe la cuisine, et vous-même, rentrant à pied de la gare un samedi soir, grisé par le bon air de la campagne vous flânez tranquillement sur cette avenue large de trente mètres.
Chandresh Chhaya est à frémir. À l’intérieur, les murs irréguliers sont percés de trous béants destinés à accueillir les futures prises électriques, et bien entendu il n’y a pas de cabine dans la cage d’ascenseur. C’est ennuyeux, car l’escalier non plus n’est pas terminé. Le promoteur a promis des équipements, entre autres un jardin et un « chauffe-eau de marque ISI ». L’emplacement du jardin a été bétonné par l’immeuble voisin et les résidents de Chandresh Chhaya ont longtemps attendu leur chauffe-eau. Dharmendra a fini par se plaindre, alors on lui en a installé un. Il est ridiculement petit, si petit qu’« un rat n’aurait pas assez d’eau chaude pour se laver », mais ce n’en est pas moins un chauffe-eau, selon les termes du contrat, et vu la quantité d’eau qu’il peut chauffer il devrait tenir longtemps. L’eau dite courante à usage domestique ne coule ici qu’un jour sur deux. Les Thakkar récupèrent l’eau de pluie dans des citernes au grenier.
Quant à l’eau potable traitée par la municipalité, elle est livrée une fois par semaine dans des camions-citernes, mais pour venir jusqu’ici les chauffeurs se font payer cent roupies de la main à la main. Comme c’est de toute façon loin d’être suffisant,
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