Bombay, Maximum City
curiosité, Girish prend la serviette en papier, la plie en deux, en quatre, la roule en boule et la serre dans sa main, la serre de toutes ses forces, et maintenant qu’elle est ridiculement petite, si petite qu’elle en devient insignifiante, il donne une pichenette dedans. Puis il lève les yeux vers moi et me sourit.
Nous sortons dans le lacis de ruelles du slum. Les activités poursuivies par ici sont d’une diversité sans équivalent dans les quartiers plus prospères. Girish me montre un antre bourré de coquillages qu’un artiste transforme en objets décoratifs ou utiles, comme ces veilleuses équipées d’une ampoule. Près de la gare, il croise une connaissance, un galérien du cinéma qui nous parle en ces termes du film dans lequel il va jouer : « Une histoire d’amour sur fond de mafia. » Il va ensuite présenter ses respects à un dada mafieux du coin, Ramswamy, qui loge au-dessus d’une salle de paris d’où il dirige une grosse entreprise de contrebande. Le salon s’orne de plusieurs photos de ce personnage à la moustache luxuriante, qui pose sans jamais sourire. Il nous reçoit allongé sur le flanc, torse nu. « Un homme a besoin de se remplir l’estomac », déclare le dada en tapotant sa panse douée d’une vie et d’une forme propres, étalée sur le lit comme un phoque, marquée sur le côté de deux belles entailles au couteau semblables aux vergetures d’une mère de douze enfants. Ramswamy a trois femmes officielles et dix à douze autres non officielles. En règle générale il truffe ses discours de tonitruants « Bhenchod ! », mais avec Girish il s’abstient car ce garçon le « traite avec respect ». Une fois dehors, je demande à Girish pourquoi Ramswamy ne s’est pas offert un appartement plus confortable, à l’écart du slum. « Il ne peut vivre que là où il commande », répond Girish.
Chemin faisant, nous arrivons devant une baraque signalée par cette pancarte : Cours d’informatique tous niveaux . « Tous les gosses du quartier se sont initiés à l’informatique ici », m’explique Girish. Les bidonvilles de Bombay sont pleins de programmeurs formés à maîtriser Visual Basic, C++, Oracle, Windows NT. Le nouvel univers des logiciels et des systèmes d’exploitation accueille à bras ouverts les brillants éléments des slums de la ville, ceux qui comme Girish placent autant d’espoirs en lui que les enfants de Harlem dans la boxe ou le basket. La presse fourmille d’annonces d’entreprises proches ou lointaines offrant à nos jeunes des boulots honnêtes et bien payés dans des bureaux climatisés, avec à la clé une chance de découvrir le vaste monde. Le travail de Raju, la jeune sœur de Girish, consiste à transplanter ces jeunes d’ici à là-bas. Elle les prépare à passer leurs examens au deuxième étage de cette baraque pourrie. Dharmendra, l’aîné des Thakkar, assure les cours d’histoire quand il a le temps.
Une fille de première année se lève à la demande de Raju pour réciter le serment national :
L’Inde est mon pays.
Tous les Indiens sont mes frères et sœurs.
[Ici, de mon temps on rajoutait in petto , Et donc nous sommes tous des bhenchod…]
Je suis fière de mon pays.
Je…
Confuse, elle baisse les yeux. Elle a oublié la suite et se rassied par terre en tailleur.
Raju consacre une bonne partie de son temps à s’occuper d’adolescents issus de foyers perturbés et elle transforme ces jeunes habitués au redoublement en battants dont le taux de réussite aux examens excède les quatre-vingts pour cent. Elle n’en tire pourtant que la satisfaction du devoir accompli ; cette année, elle ne touchera pas une roupie pour les cours qu’elle donne, car une fois payés le loyer et les salaires des autres enseignants il ne reste rien dans les caisses. Quand elle rentre chez elle, elle aide sa mère à préparer le repas. Son père croise mon regard et hoche la tête : « Elle travaille dur. » Raju est parfaite avec son père, ses frères, sa mère. Elle sera tout aussi parfaite avec son mari et ses enfants, quand elle en aura. Je la suis des yeux tandis qu’elle s’éloigne dans les ruelles du slum encombrées d’immondices, en se débrouillant Dieu sait comment pour rester fraîche et charmante.
Tous les ans les Thakkar retournent à leur village de Padga Gam, près de Navsari, pour deux à trois semaines merveilleuses. Ils possèdent là-bas une petite ferme sur laquelle on
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