Bombay, Maximum City
jours. Leurs craintes étaient fondées. Lors d’un contrôle de police à bord du train, dans le Gujerat où l’alcool est prohibé, on trouva dans le sac à dos du Bulgare une bouteille de vin cuit et un jeu de couteaux. Le marin, cuisinier de son état, eut beau protester qu’il ne transportait là que des outils de travail, il écopa d’une amende de deux mille roupies que Paresh réussit à baisser à deux cents roupies, plus la bouteille de vin. On parle encore de cette aventure, dans la famille. Il en reste trace dans l’album de photo, sur un cliché qui montre le grand marin blanc, les bras passés autour des épaules de ses amis indiens. Il n’a plus jamais donné de ses nouvelles.
Quand les Thakkar ont emménagé ici, la pièce avait des murs en bambou et un toit en torchis. Au fil des ans, ils ont amélioré les lieux, posé un toit de tôle et enduit les murs de plâtre. La mère raconte : « Qu’est-ce qu’on pouvait espérer d’autre avec un salaire de cent cinquante roupies par mois ? Le père de Girish voulait que tous ses enfants réussissent. L’aîné ne s’en sort pas mal ; tout ce qu’on a là, on se l’est acheté avec son salaire. Girish n’a pas les moyens. Tout l’argent qu’il a perdu avec sa part dans le bazar ça l’a rendu malade. Maintenant, il n’est pas en bonne santé, il ne peut rien nous donner. Avant son père répétait tout le temps : Regardez mon fils cadet, il n’est pas capable de nous aider. »
Son sempiternel sourire aux lèvres, Girish hausse les épaules, mais c’est peut-être pour cela qu’il passe ses journées dehors. Il a vingt-cinq ans. Il devrait ramener une paye à la maison et ce n’est pas le cas. À l’âge qu’il a, Girish est une charge pour les siens.
L’immense majorité des familles de Bombay (soixante-treize pour cent, selon le recensement de 1990) sont logées dans une pièce unique où elles se débrouillent pour vivre, autrement dit dormir, faire la cuisine et manger. Le taux d’occupation étant en moyenne de 4,7 personnes par pièce, la famille de Girish a un excédent de 2,3 personnes par rapport à cette norme. Le mobilier n’arrête pas de changer de fonction au fil des heures : le lit de la nuit se transforme en divan au matin, entre les repas la table sur laquelle on mange sert aux devoirs et aux comptes. Les habitants sont eux aussi des artistes capables de changer de costume en deux temps trois mouvements ; dissimulés derrière une serviette ou un pan de rideau, ils vont si vite pour troquer leurs vêtements de nuit contre une tenue diurne que c’est à se demander s’ils ne deviennent pas invisibles. En réalité, ce don d’invisibilité leur est octroyé par les autres occupants de la pièce, qui détournent le regard pour ne pas suivre la transformation. Comment diable les parents ont-ils fait pour concevoir cinq enfants dans ce « studio » de bidonville ? Ici les yeux voient sûrement bien des choses sans les observer, les oreilles doivent en entendre autant sans les écouter.
Girish prend le train de sept heures du matin et ne rentre pas avant minuit, afin de passer le moins de temps possible à Jogeshwari. Le dimanche, au lieu de s’octroyer une petite sieste sous le toit familial, il file à Kandivili donner deux heures de cours dans une école d’informatique tenue par un de ses copains. Toutes sortes d’arrangements implicites président au temps d’occupation des uns et des autres, dans la pièce unique. L’espace est insuffisant pour qu’ils s’y retrouvent tous ensemble, hormis lorsqu’ils dorment et que leurs mouvements sont réduits au minimum. Ils ne peuvent s’entasser ici qu’endormis ou morts. Dans le slum, le foyer ne se conçoit que découpé en tranches horaires.
Je demande à Girish comment ils se débrouillent pour tenir la nuit dans la pièce. Il me regarde, attrape un stylo. « Bon, en tout on est sept. » Je lui tends mon carnet pour qu’il dessine le plan de ces arrangements nocturnes mais il le repousse, lui préférant une serviette en papier. « Moi et mon frère aîné, on dort sur le lit. (Et il case deux ronds dans un rectangle.) Mes deux petits frères sont par terre. (Deux autres ronds à côté du rectangle.) Mes parents se mettent dans la cuisine (séparée de l’espace commun par une cloison toute théorique) et ma sœur (il trace un trait au-dessus duquel il écrit le mot table) sous la table. »
Après avoir ainsi satisfait à ma
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