Bombay, Maximum City
cultive la canne à sucre, des aubergines et, cette année, du riz. La maison se dresse au milieu d’un espace dégagé sur plusieurs kilomètres à la ronde, et « elle est grande », me dit Girish. Elle ne se résume pas à une seule pièce. Au village, dès qu’il se lève le matin il passe à table. Sa mère leur sert des produits frais de la ferme, cuits dans des récipients en terre sur un fourneau en terre chauffé au bois. Girish traîne au lit longtemps. Il se lève, il mange, il se rendort, il mange. Le soir, la famille se rassemble autour du petit téléviseur noir et blanc portatif. C’est toujours à contrecœur que Girish regagne Bombay. « Je déprime quand on arrive à Virar. J’ai vraiment le cafard et le premier qui me cherche, je suis capable de le frapper. »
Je suis passé chercher Girish en ville, au bureau, et en chemin nous décidons de nous acheter des bhelpuris. À Bora Bazaar, nous nous arrêtons devant la carriole de Shree Khrisna, stationnée au milieu de monceaux de pelures d’oignons et de pommes de terre avec cet écriteau bien en vue : « Ici on échange les billets anciens et les billets déchirés. » Girish me montre du doigt le tas de vieilles coupures qui s’empilent derrière le bhaiyya. Hier, il lui a remis vingt-quatre roupies en triste état, contre vingt impeccables. Tous les services imaginables sont réunis à Bombay.
Non loin du bureau de Girish, les écrivains publics officient juste en face de la Poste centrale. Ils sont installés devant le kabutarkhana {199} où des milliers de pigeons viennent picorer les graines laissées à leur intention par les jaïns, autour d’une fontaine à sec. Ils proposent aux étrangers de préparer leurs paquets, servent de boîtes aux lettres aux sans-abri, remplissent formulaires et mandats pour ceux qui ne comprennent rien au jargon administratif bien qu’ils sachent lire et écrire, rédigent les lettres que les analphabètes souhaitent envoyer au village. Les écrivains publics font le lien entre la métropole et le village. Ils traitent « toutes les affaires d’ordre privé », m’explique Ahmed, l’un d’entre eux. Annonces de naissance ou instructions données à une épouse à propos de problèmes domestiques. Lettres que les immigrés de l’intérieur envoient à leurs femmes pour leur recommander de mettre les enfants à l’école, de prendre soin des vieux parents. Lettres qui au village seront lues à leurs destinataires par le facteur, encyclopédie vivante de la vie et des secrets de ses concitoyens. Une des questions récurrentes de ces missives concerne le comportement de l’épouse. Les hommes venus travailler à la ville ne passent parfois pas un mois par an dans leur foyer. D’où cette blague qui circule à Bombay : « La femme de mon jardinier vient d’accoucher d’un fils au village alors que ça fait trois ans qu’il ne l’a pas vue. Il est aux anges. Je lui ai fait remarquer que le bébé n’était probablement pas de lui, mais tout ce qui l’intéresse c’est qu’il porte son nom. Peu importe qui a semé la graine à partir du moment où le fruit lui revient. Il m’a offert des bonbons pour fêter ça. »
Dans les nouvelles transmises par les écrivains publics, il y a du bon et du mauvais : surtout du bon, me dit Ahmed, car les gens préfèrent se charger eux-mêmes d’annoncer les mauvaises nouvelles. « Et puis il y a les histoires de cœur. Les lettres de l’amour.
— Des lettres d’amour ?
— Oui. Un jeune homme qui veut écrire à une femme vient nous trouver. Nous lui arrangeons ça avec nos mots à nous.
— Par exemple ?
— Oh, ce qui se fait tout le temps. “Attends-moi.” Un jeune qui est loin de sa chérie va écrire pour lui dire : “Ne te marie pas avec un autre que moi. Je serai bientôt de retour. Je construis une maison ici. Attends-moi.” Les filles, elles, se font écrire des lettres qu’elles envoient à des Arabes du Golfe.
— Il y a des spécialistes des lettres d’amour, parmi vous ?
— Lui ! » s’exclament les écrivains massés sur ce bout de trottoir en montrant du doigt l’ivrogne que j’avais ignoré. Le visage du pochard s’éclaire, le discours qu’il se marmonnait en anglais devient plus audible. « Anil ! lancent ses collègues. Hé ! Ashok Sinha. » Anil n’est peut-être qu’un nom de plume {200} . « Il ne s’est pas encore remis de Holi », déclarent-ils en riant dans une allusion à
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