Bombay, Maximum City
individus derrière les barreaux. Selon la loi qui a prévalu à la formation de la commission d’enquête, en effet, les témoignages recueillis ne peuvent donner lieu à des poursuites. Si donc les cinq cents dépositions enregistrées et tous ces témoignages regroupés en un volume de près de dix mille pages devaient aboutir à une action en justice contre un seul des policiers, des hommes politiques ou des voyous qui ont participé aux émeutes, tout le travail accompli par la commission Srikrishna devrait être repris depuis le début par un tribunal. Les mêmes témoins devraient à nouveau être entendus, engager des avocats pour les représenter, déposer par écrit sous serment, puis passer devant le tribunal d’instance, la Haute Cour, la Cour suprême. Les policiers étant des fonctionnaires, il faut l’aval du gouvernement pour entamer des poursuites judiciaires à leur encontre ; de plus, le magistrat chargé de l’affaire doit être convaincu qu’ils n’ont pas commis les actes dont ils sont accusés dans le cadre de leur travail. À cet égard, le rapport n’a d’autre utilité que de permettre de présenter à la Cour les conclusions du juge Srikrishna. Bien des victimes parmi les plus pauvres trouvent déjà bien beau que le juge les ait écoutées et ait reconnu qu’elles avaient subi un préjudice. C’est dire combien elles attendent peu du système judiciaire.
En réponse au rapport de la commission Srikrishna, le Times of India publie un éditorial intitulé « Panser les plaies », qui au lieu d’en appeler à la justice insiste sur la nécessaire cicatrisation. Un de ses journalistes me confie que l’ensemble de la rédaction a reçu pour instructions « de mettre la pédale douce » à propos du rapport ; tous les articles qui en parlent – y compris les portraits du juge – ont été soumis au rédacteur en chef, qui s’est lui-même chargé de les réviser. La direction du journal estimait que toute prise de position trop ouvertement en faveur du rapport risquait de provoquer une rébellion des musulmans. À l’époque, la rédaction du Times of India comptait en tout et pour tout un journaliste musulman.
Quelques semaines après la parution du rapport, je retourne à Jogeshwari pour la fête nocturne de Ganapati Visarjan, que les fidèles hindous célèbrent dans toute la ville en plongeant dans l’eau des représentations du dieu Ganesh. La multitude a envahi le chowk. Deux chars tirés par des camions avancent à une allure d’escargot, bloquant les carrefours. Amol, un géant aux cheveux longs, conduit une des processions. J’ai eu l’occasion de le rencontrer quand j’enquêtais sur les émeutes : sa réputation de tête brûlée le précède partout. Sa voisine, Raju (la sœur de Girish), est paraît-il la seule à pouvoir le calmer quand il voit rouge ; il la considère comme sa propre sœur. Sunil, avec qui il est associé dans des activités légales et illégales, m’a affirmé qu’il devenait incontrôlable quand il avait bu. « Il a trois meurtres à son actif, m’a-t-il dit en se touchant le nez du bout de l’index pour indiquer qu’il s’agissait de musulmans. Il a chopé un type sur un scooter. Il lui a versé de l’essence dessus et il l’a brûlé vif. » Pourtant cet hindou convaincu effectue régulièrement le voyage de deux jours jusqu’à Ajmer Sharif, au Rajasthan, afin de se recueillir sur la tombe d’un saint musulman. La barbe qui lui mange le visage est la preuve visible de son allégeance au marabout ; voilà huit mois qu’il ne s’est pas rasé, et pour respecter le vœu prononcé dans le sanctuaire il a arrêté de fumer et de boire. Lorsque le moment sera venu, il retournera à Ajmer, se coupera la barbe et l’offrira au saint soufi.
Sur la plate-forme du camion qu’il précède, des effigies de Shiva, de Shirdi Saï Baba et de Lokmanya Tilak émergent de la masse confuse des jeunes agglutinés autour ; ils sont une cinquantaine. Trois d’entre eux portent des casquettes et des bandanas aux couleurs de l’Union Jack qui me rappellent les premiers clips des Spice Girls. Les chars roulent lentement dans la grand-rue qui mène à la gare ; ils se dirigent vers la mosquée. « Il va nous falloir une heure pour arriver au masjid, m’explique Amol, et après on en mettra bien trois à défiler devant. Vingt mètres plus loin, quand on l’aura dépassé, il n’y aura presque plus personne. »
Aux abords de
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