Bombay, Maximum City
longtemps et nous être ingéniés à la démolir la leur remettons en si pitoyable état.
À ma demande, Sunil m’emmène visiter ses slums. Avec deux de ses amis du Sena, il a installé trois bicoques sur les terrains de la Compagnie des chemins de fer. Au bout d’un passage noir comme un four, nous arrivons à un vague lotissement où des baraques en ciment bâties pour loger les derniers des cheminots se dressent au milieu des vestiges de cabanons récemment démolis. Juste après se trouve une parcelle plus importante, destinée à servir de décharge à la Compagnie des chemins de fer. En face, à l’extrémité opposée, je distingue les lumières d’un train de banlieue qui s’en va. Nous nous risquons sur des planches en bois jetées par-dessus les égouts et finissons par arriver au bord de la décharge ; le sol est détrempé par la pluie et mes pieds chaussés de sandales sont couverts de boue et de Dieu sait quoi d’autre. « C’est là, me signale Sunil. Les trois abris avec les lampes à huile. On s’est approprié le terrain. »
Pour l’heure, ces appentis sont occupés par des manœuvres à qui Sunil les cède gratuitement, afin d’établir son droit de propriété sur le lopin. La Compagnie des chemins de fer les a déjà détruits à deux reprises, et chaque fois il les a rebâtis. Ils sont adossés au mur d’une usine. Deux cannes en bambou plantées en façade servent à caler des cartons, une toile goudronnée noire recouvre l’ensemble. Coût de ces matériaux, que Sunil se procure à Goregaon : quinze cents roupies. Il faut une à deux heures pour remettre sur pied la structure, après démolition. « Tu donnes trois coups de pied dedans, et tout s’écroule », commente Sunil. Si on les lui casse une troisième fois, il a bien l’intention de les reconstruire, mais ce coup-là il les fera en brique.
Un câble électrique tendu entre des poteaux passe au-dessus des bâtiments. « Il est à moi », précise Sunil en m’entraînant à l’autre bout du terrain. Un mur délimite un chantier de construction où l’on édifie des logements pour les cadres des chemins de fer. Voilà pourquoi Sunil pourrait bien toucher le jackpot. Si on ouvre un jour une route, elle sera vite bordée de commerces et d’échoppes qu’on pourra démolir autant de fois qu’on voudra et qui toujours renaîtront de leurs cendres. À l’arrière de l’usine il y a déjà un robinet d’eau. Pour l’électricité, c’est plus problématique, car si les manœuvres de Sunil se branchent sur le réseau leurs voisins légitimes, les employés du chemin de fer, seront accusés de voler l’énergie et cela créera forcément des tensions. D’où les lampes à huile, qui, pour l’instant, éclairent les appentis. Sunil et ses amis protègent le droit de leurs occupants à y habiter. « Les bhaïs {63} du quartier, c’est nous. Ils n’ont rien à craindre de personne. » Pour le moment ils ne paient pas de loyer ; quand Sunil se décidera à édifier une structure en dur, il leur remettra cinq mille roupies pour libérer les lieux. Nous rebroussons chemin dans l’obscurité spectrale, croisons des ombres furtives juste entraperçues. Sunil continue de m’exposer ses plans ; dès qu’un représentant du Sena sera élu au conseil municipal, il pourra enfin transformer ses abris précaires en maison de brique sans que personne ne lui demande de comptes. Le slum clandestin deviendra alors permanent, et légal. De toute façon, même si le terrain devait être vendu demain, il empocherait tout de même dix ou douze lakhs.
Les dernières démolitions remontent à 1998, juste après l’élection du Premier ministre. La police des chemins de fer, qui est placée sous la juridiction du député BJP de la circonscription, a démantelé une cinquantaine de ces taudis édifiés sur le terrain de la Compagnie des chemins de fer, dont neuf qui « appartenaient » à Sunil. Il n’a pas hésité à aller chez l’élu, et là il a dit à la fille de ce dernier qu’il fallait que son père empêche les flics de casser les cabanes, sinon il réagirait.
« Ah, oui ? Et comment ? » lui a demandé la jeune femme sur le pas de la porte.
Imaginait-elle ce qui se passerait si, lors des élections, le vote était suspendu trois ou quatre heures dans un bureau ? Celui que Sunil contrôlait à Jogeshwari votait massivement pour l’alliance Sena-BJP. Il avait avec lui des gars capables de semer
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