Bombay, Maximum City
la mosquée, la procession ralentit. On n’avance pratiquement plus. Les joueurs de tambour sont en transe, la foule tout entière danse avec un abandon sans doute facilité par les bouteilles d’alcool que les jeunes sortent de leurs poches. Malgré la présence du petit contingent féminin qui ferme la marche (une jeune femme brandit un grand drapeau safran, la bannière du Sena), les hommes dansent entre eux. Un garçon glisse ses jambes entre celles de son partenaire, qui se penche en arrière tandis que l’autre l’enlace étroitement, se colle à lui en se trémoussant, le rein souple. Un enfant qui se cachait le visage dans les mains se met lui aussi à suivre de tout son corps le rythme cadencé des tambours. Le gulal {65} jeté par poignées sur les danseurs les enveloppe d’un nuage rouge. Puis les explosions se déchaînent. Bombes atomiques. Menace imminente. Tous les pétards que la foule a pu se procurer éclatent devant la mosquée et l’odeur de la poudre se répand partout, irrespirable, mêlée à la puanteur des égouts à ciel ouvert et aux relents de transpiration, plus prégnants encore. C’est pur miracle si les pétards qui fusent au milieu de la cohue ne transforment personne en torche humaine. Amol qui est grimpé sur le camion s’empare du micro pour lancer des slogans à la gloire des souverains et du pays hindous.
« Chattrapati Shivaji Maharaj ki jai !
— Bharat Mata ki jai ! » clame la foule d’une seule voix pendant que les oriflammes safran claquent au bout de leurs longues hampes. Puis la devise du Sena retentit :
« Jai Bhavani ! Jai Bhavani ! »
Amol est déjà redescendu du camion que les slogans continuent de résonner. Deux icônes, celles de Sai Baba et de Tilak, ont été oubliées devant la mosquée. Shiva le Guerrier est maintenant le seul à être invoqué. Quelques musulmans observent la scène en silence, protégés par des rangées de policiers alignés le long de la rue. Le vacarme est infernal. Et dans les roulements des tambours, les pétarades des pétards, les claquements des drapeaux, les mugissements des klaxons, je comprends soudain qu’il s’agit en fait d’une marche victorieuse.
Ganesh est un dieu mal choisi pour une pareille provocation. La mythologie hindoue en fait un gourmand amateur de plaisirs, pas un dieu irascible porté sur les massacres. Le char de Jogeshwari le représente assis sur un trône, mais à la place de la souris qui lui sert habituellement de mascotte son siège est flanqué de quatre lions en plâtre à l’expression féroce. Derrière, sur la plate-forme, des gens distribuent du prasad (des morceaux de noix de coco) et du sheera dans des petits sachets en plastique. Au carrefour suivant, conformément à la prédiction d’Amol la foule se disperse et les camions accélèrent en direction de la mer, dont les flots rapides vont vite engloutir les idoles. Le moment culminant de cette procession, son véritable but, ce fut la démonstration bravache qui a eu lieu devant la mosquée : le Sena voulait montrer aux musulmans qu’il avait gagné. La plupart des émeutes du pays trouvent leur point de départ dans ces célébrations ostensibles en l’honneur d’une divinité tribale, jalouse, brandie à la face de ceux qui s’inclinent devant ses rivaux.
Amplifiées par les haut-parleurs, les premières notes du namaaz sortent de la mosquée. La police a parfaitement assuré la sécurité. L’inspecteur en chef Dhawle, qui dirige le poste de police de Jogeshwari, a sorti une chaise sur le trottoir pour profiter de la fraîcheur du soir. Ses hommes nous ont obligés à passer en un temps record devant la mosquée ; une horde de flics en civil poussait les marcheurs à presser le pas, les camions à avancer. Massés des deux côtés de la voie, leurs collègues en uniforme empêchaient les audacieux d’approcher de l’édifice, tandis que des volontaires musulmans campés par-dessus les égouts formaient une chaîne humaine pour empêcher les fêtards imprudents de tomber dedans.
Les rapports n’ont pas toujours été aussi tendus. Arfin Banu, membre du comité Mohalla Ekta, se souvient qu’avant les émeutes de 1993 les processionnaires arrêtaient de crier et de faire claquer leurs pétards lorsqu’ils arrivaient en vue de la mosquée, et qu’ils passaient devant rapidement, en silence, par respect pour les musulmans. C’est depuis les violences que la manifestation est devenue tapageuse, et
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