Bonaparte
située dans la vallée de l’Aube, à dix lieues de Troyes et à une cinquantaine de lieues de Paris. Tenue par des pères de l’ordre des Minimes, Brienne est devenue depuis le 1 er avril 1776 l’une des douze écoles royales militaires.
Charles ne tient nullement à descendre jusqu’à Autun pour remonter ensuite vers Brienne. Avec un sans-gêne qui lui réussit, il écrit à l’évêque d’Autun et lui demande de faire conduire son fils jusqu’à sa nouvelle école. Un condisciple du jeune Napoleone, Jean-Baptiste de Champeaux, ayant été lui aussi désigné pour Brienne, son père veut bien se charger du petit Corse. En quittant Nabulio, Joseph éclate en sanglots. Son cadet ne verse qu’une larme, mais, comme le fait remarquer à Joseph l’abbé Simon : « cette larme prouve autant de douleur que toutes les vôtres ».
M. de Champeaux a d’abord amené les deux enfants à son château de Thoisy-le-Désert, non loin de Pouilly-en-Auxois. Mais Jean-Baptiste tombe malade et Napoleone résidera durant trois semaines dans ce joli manoir construit au XVI e siècle. Alexandre de Marbeuf envoie alors à Thoisy son grand vicaire qui, le 15 mai, accompagne Napoleone jusqu'à Brienne.
Le petit boursier du Roi sera seul désormais et entouré d’inconnus : son frère est en pension à cinquante-cinq lieues, ses parents demeurent en Corse – ce qui, de Brienne, paraît le bout du monde.
Et il n’a pas encore dix ans...
II
« LA PAILLE AU NEZ »
« On devient l’homme de son uniforme. »
N APOLÉON .
U N soir du mois de mai 1779, l’abbé Hamey d’Auberive, grand vicaire de Mgr l’évêque d’Autun, pousse la petite grille grinçante de la modeste école militaire de Brienne qui existe seulement depuis deux années. Devant lui, conduisant au bâtiment principal, s’ouvre – et s’ouvre toujours – une minuscule allée de huit tilleuls dont les branches, à force d’être taillées, sont maintenant devenues toutes nouées et tourmentées. Il pousse la porte de bois à doubles vantaux et, après avoir traversé un couloir dallé, pénètre dans une pièce lambrissée éclairée par deux larges fenêtres : le parloir, que l’on peut encore voir aujourd’hui. Là, il est accueilli par le supérieur de l’établissement le père Leleu.
Le prêtre s’efface. Derrière lui, tout intimidé, se tient un petit Corse de dix ans, farouche, chétif et mal peigné.
— Comment vous nommez-vous ?
— Napollioné dé Buonaparté.
C’est ainsi que le futur empereur prononçait son nom... et, tout à l’heure, lorsque le supérieur lui aura dit, suivant la coutume : « Allez retrouver vos petits camarades ! », les petits camarades éclateront de rire devant le nouveau venu, en répétant :
— Napollioné ?... La paille au nez ! La paille au nez !
Le surnom lui restera.
Pour les amoureux du Passé, il est bien émouvant d’errer à travers les restes de la petite école de Brienne où « l’arrière-cadet Buonaparté », ainsi qu’il signe maintenant ses lettres, a cessé d’être un enfant.
— Qui êtes-vous donc, Monsieur, pour me répondre de la sorte ? lui dira l’année suivante l’un de ses professeurs en le voyant s’insurger contre une réprimande qu’il estime injuste.
— Qui je suis ? répondra-t-il. Un homme !
L’école avait été autrefois un couvent et cette ancienne affectation a donné au seul bâtiment subsistant – une maison délabrée tout en longueur, coiffée de tuiles plates moussues, percée de nombreuses fenêtres à petits carreaux et adossée à une chapelle désaffectée – un petit air attendrissant de presbytère abandonné. On imagine le cadet – habit bleu barbeau aux parements et revers rouges, boutons blancs aux armes de l’École, culotte noire ou bleue – on l’imagine rêvant sous les tilleuls qui viennent alors d’être plantés, ou montant quatre à quatre l’escalier qui existe toujours – les marches branlantes et usées – et qui conduisait alors aux cellules monacales, car il n’y avait point de dortoir.
Si le trousseau a dû être payé par les parents, les Minimes ont fourni au petit Corse les livres, le papier et, pour les menus plaisirs « vingt sous par mois jusqu’à douze ans, et quarante sous au-dessus de douze ans ». L’école est une institution « moderne » où doit souffler l’esprit nouveau. C’est ainsi – Louis XVI l’exige – qu’il ne doit y avoir aucune différence de traitement entre les
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