Borgia
effarées.
– Que faut-il servir à monsieur le cavalier ?
– À dîner, corbacque ! Je meurs de faim ! Morbleu ! Plus vite que cela ! C’est déjà bien assez que je sois forcé de dîner seul… S’il faut encore attendre !…
L’officier se leva et vint droit sur Ragastens. « Attention ! » se dit celui-ci.
– Monsieur, dit l’officier en saluant, je vois que vous êtes homme d’épée…
– En effet, monsieur…
– Cela vous ennuie de dîner seul ?
– Cela m’assomme, monsieur ! À Naples, d’où je viens, nous avons l’habitude de mener une vie pas trop triste… Nous sommes quelques-uns qui aimons la franche ripaille autant que les bons coups d’estoc… Vous comprenez mon ennui…
– Eh bien, monsieur, s’écria l’officier épanoui, figurez-vous que je suis exactement dans la même situation que vous !… Vous plairait-il d’associer nos deux ennuis et de partager mon dîner ?…
– Ma foi, monsieur, voilà une invitation qui me touche !… Je suis tout vôtre !… À une condition, pourtant…
– Laquelle, monsieur ?
– C’est que vous me permettrez de vous traiter en ami, c’est-à-dire que j’entends payer la dépense.
– Je n’y vois aucun inconvénient, si vous me permettez de me charger des vins, fit l’officier de plus en plus ravi. À table, donc, mon cher hôte.
– Il ne me reconnaît pas, se dit Ragastens en s’asseyant vis-à-vis de l’officier.
Il reprit tout haut :
– Pourriez-vous mon cher monsieur, m’expliquer comment il se fait que je trouve un officier de hallebardiers pontificaux dans cette auberge de village ? Vous venez de Rome, peut-être ?
– Rome ! fit l’officier en soupirant. Il y a six mois que je n’y ai pas mis les pieds. Vous voyez en moi un exilé…
– Exilé !… Auriez-vous encouru quelque disgrâce ?…
– Non, c’est une façon de parler. Sa Sainteté m’a commis au commandement des hallebardiers de sa villa de Tivoli… Et vous pensez si je m’y ennuie. Sa Sainteté vient d’y arriver. J’espère bien rentrer à Rome avec elle. Monsieur, je bois à vous.
– À vous, monsieur ! Ce porto est sublime. Mais, puisque le Saint-Père est à sa villa, pourquoi êtes-vous ici ?
– C’est toute une histoire ! Il y a eu cette nuit d’étranges événements à la villa…
– Racontez-moi cela un peu…
– D’abord, Sa Sainteté a failli être enlevée.
– Enlevé ? Le Saint-Père ?…
– Positivement ! Par une troupe de bandits qui le voulaient rançonner.
– Voilà qui est étrange…
– C’est le Saint-Père lui-même qui nous l’a dit, lorsque nous sommes accourus à ses cris… Nous l’avons trouvé dans le pavillon de son jardinier, pieds et poings liés…
– Et que sont devenus les bandits ?
– Qui le sait ? Ils ont disparu, emportés par le diable, peut-être, et encore !… Quand je dis le diable, ce n’est pas une vaine superstition qui me fait parler…
– Je n’en doute pas, cher monsieur, bien que ce ne soit pas une superstition de croire au diable ! fit Ragastens, goguenard.
– Tout juste. Vous allez voir. Sur les indications du Saint-Père lui-même, on supposait que ces bandits s’étaient réfugiés dans une caverne, qui jouit d’une assez mauvaise réputation…
À ce moment, un hallebardier entra dans la salle de l’auberge. L’officier interrompit son récit et, se tournant vers le soldat :
– Que veux-tu, toi ?… Ne peut-on boire tranquille ?
– Lieutenant, je viens vous prévenir qu’il est l’heure de remplacer la garde d’honneur. Vous m’en avez donné l’ordre…
– C’est bon !… File… Le hallebardier disparut.
– Voilà les plaisirs de la corvée ! Dire que, toute la nuit, je vais avoir à me déranger de deux heures en deux heures !… Mais où en étais-je ?…
– À la caverne mal renommée…
– Ah oui ! Eh bien, c’est là que les brigands s’étaient réfugiés, en compagnie d’une vieille sorcière, leur complice… Nous arrivons à la caverne : plus personne !
– C’est miraculeux !
– Comme vous dites, cher monsieur. Tout le pays était occupé, la caverne cernée… À moins de supposer qu’ils ont, de bon cœur, sauté dans le gouffre de l’Anio, il faut croire que le diable les a emportés. Et c’est ce que tout le monde croit ! acheva l’officier en vidant son verre d’un trait et en se levant…
– Voilà, certes, d’étranges
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