Borgia
indifférence.
– Eh bien, monsieur, les maîtres de camp font de droit partie du Conseil. Suivez-moi, je vous prie.
Ragastens entra. À ce moment, il s’arrêta sur le seuil une seconde, ébloui, vacillant… Il venait de voir Primevère qui s’avançait vers son père. Elle était très pâle.
– Mon père, prononça-t-elle d’une voix brisée par l’émotion, vous me voyez heureuse de votre retour, au-delà de ce que je puis dire…
– Béatrix, fit le comte avec une sorte d’enjouement, car il excellait à déguiser ainsi ses inquiétudes, j’apprends ton mariage par la rumeur publique… Voilà qui est vraiment exceptionnel pour un père, avoue-le, mon enfant !
– Mon père… lorsque vous saurez tout…
– Mariage infiniment honorable pour ma maison, se hâta de reprendre le comte. Et certes, pour avoir été fait sans mon assentiment, il n’en est pas moins selon le vœu le plus cher de mon cœur… Prince, votre main !
La manœuvre du comte était aussi hardie qu’habile. Le prince Manfredi, voyant ainsi approuver ce qui lui semblait devoir former le fond même de la discussion, sentit fondre sa froideur.
Pendant ce temps, Primevère avait attaché sur Ragastens un long regard. Elle s’était placée devant lui, attendant peut-être qu’il lui parlât… Et son regard semblait dire :
– Je savais bien que vous reviendriez ! Je savais bien que nos deux destinées se heurteraient à nouveau…
Mais Ragastens s’était profondément incliné. Il ne vit pas le regard de Primevère. Il n’entendit pas le léger soupir qui lui échappa. Et, glacé, tranquille, comme si de sa vie il n’eût jamais vu la fille du comte Alma, il passa outre.
Jean Malatesta se précipita pour offrir la main à la jeune princesse et la conduire à son fauteuil. Et lui, il avait vu et noté le regard de Primevère à Ragastens !
– Messieurs, dit le comte Alma, j’attends que vous m’expliquiez ce qui se passe dans ma capitale… Si honoré que je sois du mariage de ma fille avec le prince Manfredi, j’attends que vous me disiez, prince, et vous aussi, Béatrix, comment une mesure aussi grave a pu être conçue et exécutée en mon absence…
La tactique du comte était celle de tous les êtres faibles. Ayant quelque chose à se reprocher, il commençait par adresser des reproches.
Jean Malatesta se leva pour répondre :
– Le comte Alma, dit-il de sa voix âpre, ne sait pas tout. Le mariage de la jeune comtesse n’est que l’un des deux incidents graves qui ont marqué son absence. L’assemblée générale des chefs a décidé ce mariage ; mais elle a décidé aussi une chose…
– Et quelle est cette autre décision ? demanda le comte.
– Décision… Sentence qui a été exécutée hier.
– Sentence… Jean Malatesta, vous oubliez où vous êtes et à qui vous parlez !
– Je dis sentence parce que c’est le seul mot qui convienne : le comte Alma a été déchu hier de son titre, de ses droits et prérogatives, et sa fille déclarée héritière immédiate sous la tutelle du Conseil. Le comte Alma a été déclaré hier traître et félon. Le comte Alma n’a donc pas de questions à poser au Conseil.
Cette attaque violente et brutale, le ton nerveux et menaçant de Jean Malatesta produisirent parmi les autres membres du Conseil un malaise de mécontentement. Le comte se leva, comme pour répondre, mais il retomba écrasé par l’épouvante… Quant à Primevère, elle s’avança jusqu’auprès du comte.
– Seigneurs, dit-elle d’une voix douloureuse, lorsque mon père était absent et que de terribles apparences l’accusaient, j’ai fait taire ma pitié filiale, j’ai étouffé ma douleur, j’ai commandé à mon visage de ne traduire aucun des sentiments de détresse qui me broyaient le cœur. Cette attitude de renoncement me donne le droit d’exiger aujourd’hui une justice qui est absente des paroles de Jean Malatesta…
– Que voulez-vous dire, princesse ? s’écria Malatesta.
– Ce que je veux dire ! s’écria Béatrix. La vérité qui éclate aux yeux de tous… c’est que le retour imprévu du comte Alma, son retour volontaire parmi nous, est à lui seul une preuve que d’injustes soupçons se sont élevés, et qu’une horrible erreur a été commise !…
– Certes ! s’écria à son tour le prince Manfredi. Si le comte nous explique loyalement les motifs de son absence, nous devons nous humilier devant lui.
– Messieurs,
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