Brautigan, Un Rêveur à Babylone
autant avec ce narcotique bien plus
vicieux que tous les autres qu’est la gloire.
Peu de temps après le festival, de passage à San Francisco
pour une courte visite, j’ai pu avec Brautigan juger sur pièces des
répercussions d’une renommée brutale. Ce que j’ai remarqué en premier, c’est
qu’il avait nettoyé son appartement de fond en comble. Des parachutes tout
neufs, en provenance d’un surplus, étaient suspendus le long de l’entrée
sombre. Aussi loin que pouvait remonter ma mémoire, c’était la première fois
que je voyais le sol propre chez lui. Un banc de Truites-Souriantes-à-la-Brautigan
avait été peint dans tout le couloir jusqu’à son drôle de salon. Une truite
heureuse nageait même sur le siège de ses cabinets.
Chez lui, une femme charmante d’environ dix-huit ans nous a
tenu compagnie, puis a déguerpi.
Nous sommes sortis dîner, et, là encore, nous avons retrouvé
une seconde nana à la taille aussi fine que la précédente.
Nous l’avons quittée après dîner et nous avons pris un taxi
pour l’Auditorium Fillmore, où se tenait un comité d’accueil constitué d’une
femme blonde et de trois tickets gratuits pour le concert d’Eric Burdon, de
Steve Miller et de Chuck Berry. Ce soir-là, à peu près tout ce que j’ai vu m’a
subjugué. Du taxi au trio de groupies « littéraires », en passant par
les places gratuites.
De Monterey, je ne m’étais pas rendu compte de la vitesse à
laquelle, ici, La Pêche à la truite en Amérique avait propulsé Richard
en pleine gloire. S’il avait auparavant su se dénicher quelques adorateurs, ils
ne venaient habituellement à sa rencontre qu’individuellement. Les places
gratuites, ses nouvelles groupies, tout cela me sidéra. Jamais auparavant
Brautigan n’avait fait preuve d’un intérêt particulier pour le rock. Il n’a
d’ailleurs pas prêté la moindre attention à la musique durant tout le concert.
Il s’est contenté de flâner de droite et de gauche, recueillant quelques
accolades des gamins. Certains s’écartaient ou restaient bouche bée, comme
s’ils n’osaient pas l’approcher. J’ai repensé à Monterey, lorsque Roger Daltrey
et Michelle Phillips ont paradé dans leurs habits de soie luxueux suivis d’une
procession de fans. Les tickets « exos » indiquaient clairement que
la réputation de Brautigan avait débordé les cercles littéraires. Les
adolescents qui l’idolâtraient n’étaient plus les zonards de Haight Street,
mais des gamins issus des classes moyennes, avec assez d’argent pour se rendre
aux concerts.
De retour à Monterey, j’ai envoyé ce mot à un ami :
« Richard se tape une tripotée de gamines de dix-huit
ans. »
Mais ce n’était qu’un raccourci facile qui symbolisait la
gloire à laquelle il venait d’accéder. La soirée m’avait paru irréelle, comme
si je m’étais baladé en compagnie d’une rock star qui aurait emprunté la
panoplie fantaisiste de ce bon vieux Richard.
Chapitre
IV
LES ANNÉES DE GLOIRE, 1967-1974
Les années de gloire. La célébrité crée un vide quand elle
fond trop brusquement sur quelqu’un. Tant de choses nouvelles affluent, tandis
que d’autres sont englouties. Quand la gloire s’abat sur un ami, les aspects
les plus familiers de sa personnalité sont soustraits à la vue du public,
tandis que d’autres, qui vous étaient parfaitement inconnus, sont tellement
rabâchés qu’ils en deviennent familiers. Le danger d’un tel processus est de
s’identifier à son propre rôle, phénomène que l’on retrouve dans les biographies
des acteurs de cinéma. Pour les écrivains, la consécration du public comporte
un risque supplémentaire : l’accoutumance.
Le travail d’écrivain, nécessairement, est une tâche
solitaire, car, en règle générale, un livre n’est écrit que par une seule
personne. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’intervient éventuellement la
consécration du public. On trouve parfois la photo de l’auteur en quatrième de
couverture du livre, mais il nous est rarement possible de l’approcher de plus
près. Brautigan, qui, lui, courtisait ses lecteurs, plaçait sa photo en
couverture. Après tout, cette stratégie avait marché sur le Haight, elle avait
même sauvé sa carrière. Becky Fonda se souvient qu’au cours de ces années
enivrantes, durant lesquelles Richard connut la gloire, une simple promenade
dans San Francisco pouvait drainer une foule entière.
« Richard
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