Brautigan, Un Rêveur à Babylone
d’abord
que tu m’dises pourquoi Berkeley a nié l’existence de la voiture à
moteur. » Le Beach Boy n’avait pas cessé de scruter la porte. « J’ai
la came. Faites-moi entrer. » Ken a levé avec préciosité le doigt dans sa
direction :
« D’ac, mais y faut d’abord que tu m’dises pourquoi
Berkeley a nié l’existence de la voiture à moteur ! C’est fastoche »,
indiqua-t-il.
Le Beach Boy voyait bien que la porte restait toujours
close. Il leva la tête et aperçut Ken pour la première fois. Bienveillant, Ken
lui lança un sourire :
« Alors… pourquoi Berkeley a-t-il nié l’existence de la
voiture ? » est-il revenu à la charge. « Pourquoi ? Parce
que… allez, un petit effort… Parce que…»
« Hé, j’apporte de bonnes nouvelles », grogna le
Beach Boy.
Il entrouvrit le sac afin que Ken se rende compte de quoi il
s’agissait. Ken n’y jeta pas le moindre regard, absorbé comme il l’était par ce
que le Beach Boy venait de lui dire. La stupéfaction a balayé le visage de Ken,
en même temps qu’il réalisait l’absolue profondeur de la réponse du Beach Boy à
la question en suspens. Berkeley avait nié l’existence de la voiture à moteur.
« Bonnes nouvelles ! Ah ouais ! » éructa-t-il.
« Bonnes nouvelles. Waaou, c’est exact. Bien sûr, ouais, c’est pour
ça ! T’as tout bon. »
« C’est par là », suis-je intervenu, en écartant
légèrement Ken du passage pour ouvrir la porte. Et le Beach Boy de disparaître
à l’intérieur pour approvisionner le gang des musiciens.
Peu après, j’ai repéré un copain dans la foule et lui ai
demandé de raccompagner Ken chez lui. J’ai expliqué qu’il était un peu débordé
par les événements. Ken s’en est sorti finalement sans séquelle, ce jour-là.
Mais j’ai été le témoin d’autres scènes dont l’issue fut
moins heureuse.
C’est le concert de Ravi Shankar du dimanche après-midi qui
est venu à bout de ma patience. Avant le début du concert, on trouvait plus de
gens qui flânaient dans les coulisses que devant la scène. La musique de
Shankar exigeait qu’il se recueille. Il ordonna donc que la scène soit vidée,
qu’on ne laisse pénétrer personne dans les coulisses au cours de sa prestation.
Deux de ses gorilles vinrent en renfort et se campèrent devant les portes, côté
scène.
Mon rôle consistait à rembarrer les rock stars, leurs
managers et tous les autres. Et je fus confronté à des montagnes d’embrouilles.
L’entourage d’un groupe de Los Angeles en particulier se montra
particulièrement odieux. Ils figuraient sur le programme sous l’intitulé
« The No-Names », parce qu’ils n’avaient pas encore trouvé de nom
pour leur groupe. Bref, leur statut anonyme semblait exacerber leur sentiment
d’insécurité. Ravi était soi-disant un ami personnel, bien sûr, et ils savaient
pertinemment qu’il avait besoin qu’ils soient à ses côtés, etc. J’essuyai une
avalanche de cris, de menaces, de piaillements et d’autres caprices.
Se pointa ensuite une partie de l’entourage des Who. Ils
n’étaient pas particulièrement habitués à ce qu’on leur dise non. Bien vite, la
situation dégénéra. Tout sombra dans la confusion.
Si quelqu’un se montrait imbuvable, j’avais pour instruction
de l’envoyer à l’un des gorilles de Shankar. Ce que je fis aussitôt. Ne tenant
à traiter qu’un ego à la fois, je cognai à la porte. La tête du type
surgit :
« Non », lâcha-t-il, et il se replia dans son camp
retranché. A la fin, tout cela devint de moins en moins contrôlable. Le gorille
dut sortir. Il calma les esprits et nous rappela le souhait de Ravi d’évoluer
dans des coulisses paisibles. Auréolé de ce respect exagéré dont jouissait à
l’époque l’Orient mystique, le gars parvint à ramener au calme les egos trop
enflés et à faire rebrousser chemin aux fauteurs de troubles. Une véritable
partie de ping-pong.
Cet après-midi-là, je fis, pour la première fois,
l’expérience de l’arrogance que confère la célébrité. Certes, j’avais déjà
parlé à des camés en plein délire mégalo. A cette différence près qu’avec les
drogués, le retour en arrière est possible. En ce qui concerne la renommée, les
personnes et les situations sont affectées dans une plus large mesure et de
manière bien plus tenace. S’il est possible d’éliminer la drogue d’un système
nerveux, il se révèle délicat d’en faire
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