Brautigan, Un Rêveur à Babylone
l’hiver.
Je montais encore de temps à autre en ville, mais la fac et le bébé me
maintenaient la plupart du temps à la maison.
C’est à l’occasion du festival pop de Monterey, le 16 juin,
qu’eurent lieu les grosses retrouvailles avec les anciens d’Haight Ashbury.
Monterey fut le premier festival rock. Cet événement impromptu se déroula sans
le concours des « flics-à-louer », ni de ces services de sécurité
musclés, qui allaient par la suite être l’apanage des festivals rock.
Des jobs furent proposés aux étudiants de l’université de
Monterey, et je me fis inscrire comme membre du service d’ordre et fus affecté
à la porte d’entrée. Au beau milieu de ce chaos, tentés de toutes parts, les
membres de cette équipe improvisée se dispersèrent rapidement. Nombreux furent
les étudiants qui se firent la malle, soit parce qu’ils ne pouvaient pas
supporter la pression, soit parce qu’ils avaient envie de se défoncer et de
passer la nuit à danser. Le gars avec qui je faisais équipe s’appelait Ken, il
a réussi à tenir le coup jusqu’au samedi. Étudiant en philo, Ken venait de la
banlieue, c’était un gars réglo qui n’avait jamais mis les pieds sur Haight
Ashbury. Toute cette faune était pour lui une révélation. Il était à ce point
innocent, qu’il ne comprit qu’à moitié mon exhortation à y aller mollo avec la
boisson ou la nourriture qui lui seraient offertes. Mais tous ceux qui se
pointaient pour les concerts avaient une apparence extérieure et un
comportement si bizarres qu’il tint compte de mes avertissements. Lorsqu’il a
découvert que j’étais diplômé en philo de l’université du Washington, il a
soudain trouvé que c’était bien plus passionnant de discuter du philosophe
Berkeley et de David Hume que d’écouter du rock and roll.
Le samedi matin, grâce à notre exemplaire sobriété, Ken et
moi fûmes promus gardiens de la porte sud d’accès aux coulisses.
Les soirées du Fillmore, j’y avais participé, mais jamais,
jusqu’à ce jour, je ne m’étais retrouvé dans les coulisses. Ce fut ma première
vraie confrontation avec des musiciens de rock et leur entourage… à commencer
par les groupies.
Dès l’instant où nous avons pris nos fonctions, nous n’avons
plus disposé d’une seconde à nous. Assailli à chaque instant, Ken a rapidement
perdu les pédales. Je me suis absenté pour faire quelques commissions dans
l’antre à haschisch identifiée sous le nom de Loge des artistes. Deux groupies
en ont profité pour harponner Ken. Elles lui ont promis la lune. Épuisé et
affamé comme il l’était, il les a laissées passer à condition qu’elles lui
ramènent à manger. A mon retour, Ken se régalait de deux hamburgers. J’ai
supposé qu’il s’était éclipsé un court instant pour se les acheter. J’ai
regagné mon poste, en bas des escaliers, et Ken s’est à nouveau planté à la
porte.
Nous nous étions entendus ainsi : je jouais le rôle du
flic intraitable pour en filtrer le plus grand nombre. Je ne laisserais passer
que les cas vraiment insupportables. Ken s’en chargerait. Il s’exprimait d’une
voix douce et avec une franchise dépourvue de tout second degré. Ce qui,
finalement, fût parfois d’un grand secours. On nous avait remis une liste des
groupes, avec ordre formel d’intercepter toute personne qui n’était pas
impliquée directement dans les concerts de l’après-midi.
Les Beach Boys ne figuraient pas sur cette liste, si bien
que quand leur batteur a demandé à accéder aux coulisses, j’ai refusé. Le Beach
Boy a acquiescé et a agi comme si ma réponse avait été affirmative. Il a bondi
dans les escaliers jusqu’à Ken. Je l’ai pris en chasse jusqu’en haut, titillé
par cette odeur familière du bon vieux Mexique, qui émanait du sac à provisions
à moitié plein qu’il trimballait. Comme Ken ne cédait pas, le Beach Boy s’est
approché plus près encore, et il a murmuré :
« J’ai la came. Faites-moi entrer. » Ken, tout
sourire, regardait ailleurs, dans les feuillages.
Le Beach Boy s’impatientait, les yeux rivés sur la porte.
« Y m’attendent », expliqua-t-il. A cet instant,
j’ai compris que le sac qu’il apportait faisait de lui une exception à la
règle. J’ai donc invité Ken à le laisser passer.
Ken a ignoré ma requête. Il s’est tourné vers le Beach Boy
et a savoureusement fredonné :
« D’ac, j’vais t’laisser entrer, mais y faut
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