Byzance
l’orphanotrophe Joannès est la tête grotesque au-dessus du corps de Rome. Plus d’un qui vénère notre Père aimerait voir son frère écarté du chemin. L’orphanotrophe Joannès est néfaste. Il ne sert pas notre Père malgré ses nombreuses protestations. Il se sert lui-même. Et Joannès vous a déjà désigné pour le rôle de pion dans son jeu maudit.
Haraldr se rappela l’amour qu’il avait vu sur le visage de Joannès quand le moine géant avait parlé de son frère l’empereur.
— Quel avantage Joannès pourrait-il retirer à s’opposer au désir de notre Père ? Si j’ai bien compris, aucun eunuque ne pourra jamais régner sur Rome.
— L’eunuque Joannès possédera bientôt assez de pouvoir pour faire couronner empereur un portefaix des quais qui deviendra son pantin. Et quand il aura ce pouvoir, aucun homme, aucune femme de Rome, y compris notre Père, y compris notre Mère née dans la pourpre, ne sera en sécurité. C’est pourquoi nous devons nous allier pour nous opposer à lui.
Haraldr baissa les yeux vers la pelouse durcie par l’hiver, et écouta les appels de deux voix, sans pouvoir faire confiance à l’une ou à l’autre. Était-il possible que l’amour passionné de Joannès fût seulement pour son propre pouvoir – qui pour l’instant était incarné par son frère ? Et si Mar avait raison, le crime de Maria se réduisait à vouloir se servir de lui pour vaincre un mal monstrueux. Mais pouvait-il faire confiance à Mar ?
— Je ne vous demande pas de me croire sur parole, dit Mar, comprenant les réticences de Haraldr. Vous n’êtes pas forcé non plus de croire que l’homme que je viens de tuer était l’espion de Joannès. Je peux vous offrir la preuve que Joannès nourrit déjà à votre égard des intentions plus que mortelles.
— Pourquoi se retournerait-il contre moi si, comme vous dites, je suis déjà un pion dans son jeu ?
— Il entend faire de vous un instrument beaucoup plus souple. Je viens de vous le dire : je peux vous en donner la preuve. Vous avez risqué votre vie pour parler avec moi ce soir. Si nous nous rencontrons de nouveau demain soir, au Chrysotriklinos, vous ne risquerez pas davantage.
Haraldr acquiesça. Ses hommes vivraient et repartiraient dans leur pays ; il vivrait lui-même un autre jour. C’était infiniment plus qu’il n’avait espéré au moment où il était sorti dans cette nuit enneigée.
Le petit homme trapu à l’œil noir n’avait jamais connu son vrai nom, mais d’aussi longtemps qu’il s’en souvienne, les gens – « les gens » étant ses concitoyens des fameux taudis du Stoudion – l’avaient appelé l’Écureuil ; l’Écureuil était donc son nom et sa personnalité : rapide comme une flèche, capable de grimper n’importe où. Et peut-être était-il aussi un peu brouillon, parce que dans le genre d’affaires que faisait l’Écureuil, personne ne peut se permettre d’avoir des habitudes fixes.
L’Écureuil se tenait à l’entrée de la vaste place entourée d’une colonnade de l’Augustaïon. Il posa les yeux, sans admiration ni intérêt, sur l’énorme colonne de briques qui s’élevait au centre de la place pour soutenir l’immense statue équestre, en bronze devenu vert avec l’âge, d’un empereur défunt depuis longtemps, figé dans sa gloire perpétuelle, le bras droit braqué vers l’est, la main gauche tenant un globe qui symbolisait la terre entière. L’Écureuil ne se souciait guère de savoir que cet empereur était Justinien qui, un demi-millénaire plus tôt, avait régné sur un empire encore plus vaste que celui instauré par le Grand Bulgaroctone, un empire de trois continents s’étendant de la Perse aux Colonnes d’Hercule, des Alpes aux confins du fleuve Nil. L’Écureuil n’avait nul désir de savoir que le code de Justinien avait promulgué les lois qui détermineraient son propre destin si jamais il trébuchait dans l’exécution de ses entreprises. Il ne se souciait même pas de savoir que ce Justinien avait construit le seul monument sur lequel l’Écureuil concentrait son attention : les grands dômes argentés de Sainte-Sophie, l’immense église au nord-est de l’Augustaïon. Les dômes scintillants étaient aussi ternes ce jour-là que le ciel gris, à la texture de mousse. L’Écureuil enveloppa ses épaules dans sa cape de laine teinte et songea qu’il pourrait sans doute pénétrer de nouveau dans l’enceinte du Palais
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