Byzance
jolie quoique bien en chair, lui adressa un sourire espiègle.
— Anna Manganès, dit-elle, et un soupçon de frayeur se mêlait à l’assurance de sa voix.
Abélas fit plusieurs passes devant son visage puis le geste d’arracher l’âme de son corps.
— Qui êtes-vous ?
— Salomé, répondit dame Manganès d’une voix qui ne ressemblait plus à la sienne.
Elle semblait écouter une musique lointaine et elle se leva, se balança, fit claquer des cymbales imaginaires entre ses mains, puis bondit sur la table et se mit à tourbillonner de plus en plus vite sans que ses pieds touchent un seul couvert. Abélas la laissa faire pendant un moment, puis lui effleura légèrement la tête du bout des doigts ; elle s’arrêta et reprit sa place. Abélas se pencha vers elle de nouveau.
— Qui êtes-vous ?
— Anna Manganès, répondit-elle en haussant les épaules.
Abélas bondit de l’autre côté de la table et se plaça devant Haraldr, ce que toutes les personnes de la table avaient craint. Haraldr regarda Maria un instant et vit qu’elle se mordait la lèvre. Était-il possible qu’elle eût manigancé ce coup-là ? Haraldr fit vœu de résister à tout ce que la sorcellerie d’Abélas pourrait lui faire dire dans l’état de transe. Il avait entendu parler de vieilles femmes du Biarmaland, des sortes de voyantes, qui possédaient les mêmes pouvoirs de donner des ordres à d’autres esprits.
— Qui êtes-vous ? demanda Abélas.
Haraldr croisa le regard noir comme de la poix brûlante.
— L’hétaïrarque, répondit-il.
Les mains firent leur passe, et Haraldr vit les anneaux de lumière tourner autour de lui comme des papillons étincelants. « Ce sont ces mains, ces lumières, qui vous contraignent », se dit-il. Il se concentra sur les yeux d’Abélas et éloigna sa conscience des doigts habiles du magicien.
— Qui êtes-vous ?
Les yeux de Haraldr adressèrent à Abélas un clin d’œil complice.
— Hector, répondit-il pour ne pas gâcher le numéro du sorcier.
Il était en train d’imaginer quelle comédie il allait jouer, quand Abélas s’accroupit soudain près de lui et posa les deux mains sur ses épaules. Tous deux frissonnèrent au même instant. Les yeux d’Abélas battirent en retraite, puis plongèrent comme des flèches dans l’âme de Haraldr. « Cet homme me connaît, se dit Haraldr sans l’ombre d’un doute. Cet homme sait qui je suis. Non seulement ça, mais tout : des choses que je ne sais même pas moi-même. » Abélas hocha la tête, comme pour confirmer cette vérité qui faisait presque chanceler Haraldr. Pendant un long moment, les deux hommes restèrent figés ainsi dans la danse du destin. Puis l’illusionniste pencha la tête comme pour embrasser Haraldr sur la joue.
— Nous sommes tous les deux marchands de destin, chuchota-t-il à Haraldr d’une voix dure, affolée.
Il s’éloigna en dansant, puis bondit sur la scène.
— L’hétaïrarque m’a suggéré un finale digne de mon spectacle, déclara-t-il à la foule entière.
Le candélabre au-dessus de la scène se mit à tourner, d’abord lentement puis si vite que l’on ne pouvait suivre les lumières sans en être ébloui. Abélas avait disparu. Sa voix semblait venir maintenant d’au-dessus des tables. Lentement, d’un ton hypnotique, il se mit à déclamer le récit de la Création. Un homme et une femme presque nus montèrent sur la scène et il était évident que c’étaient de simples acteurs. La lumière continuait de tournoyer. Des créatures et des feuillages apparurent autour d’Adam et Ève, poussés sur la scène par un mécanisme. Puis un poisson vola au milieu des airs, au-dessus du public, trop brillant pour être un oiseau sous un déguisement quelconque ou même une lanterne. Les personnages de la scène disparurent en un éclair de lumière, mais certaines des images se prolongèrent, comme des fantômes, un peu plus longtemps. Aux lumières des candélabres qui tournoyaient s’ajoutèrent d’autres lumières, toujours en mouvement.
— Passons du commencement à la fin des temps, dit Abélas.
Haraldr ne remarqua pas que la femme d’un sénateur s’était évanouie en gémissant à quelques places de lui. Ce qui suivit était une représentation de l’Apocalypse : l’ouverture des sept sceaux, les sept trompettes, les quatre cavaliers, l’agneau, les bêtes et la prostituée nue. Mais l’on entrevoyait également, par instants, de
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