Byzance
l’extase mélangée à l’outrage. Je crois vraiment que je ne peux me surpasser qu’en demandant à notre illusionniste de commencer.
Maria posa les bras sur la table et se pencha vers Haraldr.
— Il faudra me dire ce que vous verrez, murmura-t-elle. Certains ne verront rien, certains verront des choses différentes, la plupart verront la même chose. Il est intéressant de comparer.
Zoé toucha le bras de Haraldr.
— Pensez à ceci comme à un rêve éveillé. N’ayez aucune crainte. La première fois que vous le verrez, si vous le voyez, c’est tellement merveilleux que vous croirez peut-être que des anges ou des démons se sont emparés de vous, dit-elle avec un sourire espiègle.
La scène était une sorte d’échafaudage de bois doré dressée du côté est de la cour, juste derrière la table de l’impératrice. Sur un signe de Zoé, les orgues plaquèrent plusieurs accords et la foule se tut. Un vieil homme courbé, une sorte d’ouvrier, monta sur la plate-forme. Inexplicablement, il disparut aussitôt tandis qu’apparaissait à sa place un homme beaucoup plus grand, jeune et beau, qui portait un scaramangium noir ample ressemblant à une robe de moine.
— Qui suis-je ? demanda l’homme d’une voix qui portait comme celle d’un héraut et qui semblait en même temps toute proche comme s’il était assis de l’autre côté de la table.
— Abélas ! crièrent plusieurs jeunes gens qui avaient déjà vu l’homme en représentation.
Abélas écouta son nom puis tourna sur lui-même comme un cyclone, et quand il s’arrêta, son visage était aussi blanc que celui d’un cadavre et traversé par des gouttes de sang frais luisant qui coulaient de ses cheveux noirs épais.
— Qui suis-je ? cria-t-il, et il se mit à tournoyer de nouveau.
Cette fois, quand il se présenta face au public, il était redevenu le vieil ouvrier et il partit vers le côté de la scène. Un éclair soudain de lumière violente, et un vol de pigeons blancs s’envola en emportant Abélas, ne laissant qu’un brouillard à l’endroit où il se trouvait naguère. C’était incroyable : Haraldr vit les oiseaux, au moins une douzaine, emporter Abélas au-dessus du toit de la villa et disparaître dans la nuit.
Haraldr entendit les murmures de la foule et se retourna vers la scène. Un nain en robe noire se tenait à l’endroit où Abélas avait été.
— Qui suis-je ? demanda le nain d’une voix identique à celle d’Abélas.
— Abélas, répondit le chœur, et le nain battit de ses petites mains comme pour applaudir le public de cet exploit d’identification.
— Qui suis-je ?
Le nain s’envola dans les airs avec sa robe noire qui traînait comme une colonne de fumée, puis la fumée disparut et une femme se trouva là, toute nue hormis une seule feuille de vigne sur son triangle pubien.
— Qui suis-je ? demanda la femme de la voix d’Abélas.
— Abélas !
La femme s’inclina et quitta la scène à cloche-pied. Deux énormes grues s’élevèrent de l’endroit où elle se trouvait, battirent des ailes et s’envolèrent dans la nuit. La foule applaudit à tout rompre.
Haraldr prit une gorgée de vin sans eau. Spectaculaire mais explicable ; on lui avait récemment montré les systèmes hydrauliques complexes qui soulevaient le trône de l’empereur, et il avait tenu dans sa main un des oiseaux mécaniques qui l’avaient naguère émerveillé. Abélas était un sorcier, mais un sorcier spécialisé dans les trucages mécaniques et les tours de passe-passe. Haraldr but une autre gorgée, soulagé. Il avait craint qu’Abélas eût accès au monde de l’esprit. Heureusement, ce n’était pas le cas.
Plusieurs accords d’orgue et Abélas apparut de nouveau : c’était un homme tout simple, approchant de la quarantaine, dans un scaramangium blanc ample. Il tendit les mains pour que la foule l’acclame, et des serpents sortirent du bout de ses doigts. Il chassa les serpents en secouant les mains et, d’un bond prodigieux pareil à celui d’un félin, sauta sur la table de l’impératrice en évitant de ses pieds habiles les assiettes et les verres qui la jonchaient. Il se planta devant dame Manganès et pencha son buste au-dessus d’elle en une attitude qui défiait à la fois l’anatomie et la pesanteur. Ses cheveux semblaient plus sombres, et à la lumière des chandelles ses yeux noirs brillaient.
— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.
Dame Manganès, très
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