Byzance
traversa le ruisseau en trois bonds, louvoya entre les rochers de l’autre rive et disparut dans la forêt.
* *
*
Haraldr s’accroupit derrière de gros rochers noirs, sur une petite colline qui dominait le camp de son frère. La prairie s’étalait devant lui comme une plaque d’émeraude, avec d’un côté une demi-douzaine d’énormes rochers noirs brisés, abandonnés dans l’herbe comme par la main d’un géant. Les hommes d’Olaf avaient déjà adopté le dispositif classique du mur de boucliers, un cercle de trois rangs d’hommes en profondeur et cinq cents hommes de circonférence, épaule contre épaule : un fabuleux anneau de métal hérissé d’épieux. À l’intérieur de cette forteresse humaine se trouvaient le roi, ses scaldes et ses karls. Haraldr pouvait aisément distinguer la silhouette d’Olaf ; il portait une tunique de soie bleue par-dessus sa byrnnie d’acier verni, et son bouclier blanc émaillé était décoré d’une grande croix d’or en relief. À trois archées au-delà de cette formation, presque en face de Haraldr, l’orée de la forêt légèrement en surplomb disparaissait déjà derrière l’avant-garde de la horde ennemie. Avec leurs byrnnies de toile en majorité marron, on eût dit une vague de boue, piquetée de lames d’acier et d’armures couleur d’argent, prête à déferler sur la pente.
L’ordre de bataille de l’armée d’Olaf s’entendit clairement :
— En avant, en avant, hommes du Kristr, hommes de la croix !
Le mur de boucliers avança vers la ligne des arbres, sans presque déranger sa géométrie impeccable. De la forêt s’éleva une grande clameur :
— Thor écrase tout !
La vague de boue piquetée de métal sortit de la forêt et les étendards et oriflammes de cent couleurs formèrent les mâts d’une vaste flotte miniature. Des nuages denses de flèches s’élevèrent des deux armées, rapides comme des ombres. La vague déferla contre le mur de boucliers et s’arrêta.
Haraldr, fasciné par ce conflit à l’échelle réduite par la distance, dut se forcer pour s’en tenir à son plan : attendre le moment crucial, puis s’élancer au secours de son frère. Il se voyait déjà, dans les rayons du couchant, acclamé sur le champ des victoires, au milieu des cadavres ennemis, le plus jeune chef militaire de l’histoire de Norvège. Et tout en rêvant ainsi, il se demanda pourquoi le ciel s’obscurcissait.
Une petite partie du mur de boucliers s’incurva en arrière, et le cœur de Haraldr battit plus vite quand il vit l’étendard brodé d’or de son frère, entouré de ses karls, s’avancer pour renforcer le point faible. La brèche fut vite réparée… Le nuage semblait encore devant le soleil et devait être vraiment très noir. Mais pourquoi le reste du ciel était-il d’un bleu de cobalt profond et sans tache ? Haraldr détacha enfin les yeux de la bataille pour regarder au-dessus de sa tête. Il resta sans voix.
C’était une autre merveille, le parallèle céleste de ce qui se déroulait à ses pieds. Dans le ciel brillant, entièrement vide, le soleil se mourait. D’énormes mâchoires en avaient happé un croissant. Haraldr se rappela vaguement qu’un homme de la cour avait parlé d’une journée où le ciel avait disparu, et où midi était devenu minuit. Et le jarl Rognvald avait souvent parlé de Ragnarok, le crépuscule des dieux, pendant lequel le loup Fenrir avalerait le soleil avant d’être dévoré à son tour par le dragon noir de Nidafell au cours de la dernière nuit de la création. Haraldr évoqua les deux théories et conclut que la coïncidence avec les affaires des hommes était trop remarquable pour qu’il s’agisse d’un simple accident de la nature : il était témoin de l’œuvre des anciens dieux.
Il demeura tourné vers le ciel jusqu’à ce que son visage lui fasse mal. Fenrir engloutissait le soleil lentement, mais le jour s’assombrissait plus vite qu’à la tombée de la nuit dans un fjord profond. Le bruit de la bataille diminua en même temps que la lumière. Des milliers de têtes se tournèrent pour contempler un affrontement encore plus titanesque. Les gémissements déchirants des blessés, que ne masquait plus le tumulte de la bataille, s’élevèrent de la prairie.
Le paysage devint de cuivre, presque de feu, au moment où les mâchoires mythiques avalèrent le soleil entier, hormis un dernier fragment qui ne cessait désespérément de briller.
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