Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
découvre qu’elle ne souhaite pas
qu’il s’en aille. Du moins, pas encore. Elle souhaite prolonger cette étrange
sensation. L’inhabituel picotement de crainte ou de méfiance qui excite
doucement sa curiosité.
— Pourriez-vous m’accompagner, capitaine ?… Je
dois prendre des paquets. Des livres, justement.
Elle a dit cela avec un aplomb dont elle est la première
surprise. Sereine, ou du moins est-ce l’impression qu’elle espère donner. Mais
une légère pulsation s’intensifie dans ses poignets. Tump. Tump. Tump. L’homme
l’observe un instant, un peu déconcerté, puis sourit de nouveau. Un sourire
subit, franc. Ou qui semble l’être. Lolita s’arrête sur la ligne anguleuse et
ferme de la mâchoire, où la barbe noire, bien que rasée ce matin très tôt,
commence déjà à repousser. Les pattes basses, à la mode, qui arrivent jusqu’au
milieu des joues, sont châtain sombre et fournies. Pepe Lobo n’est en rien un
homme raffiné. Pas le genre capitaine Virués ou fils de bonne famille habitué
des cafés gaditans et des promenades sur l’Alameda. Rien à voir. Il y a quelque
chose en lui de fruste, accentué par l’insolite clarté des yeux félins. Quelque
chose de type élémentaire, ou peut-être dangereux. Dos large, mains fortes,
présence solide. Un homme, en somme. Qui : dangereux est le mot. Il n’est
pas difficile de l’imaginer, les cheveux emmêlés, en manches de chemise,
souillé de sueur et de sel. Hurlant des ordres et proférant des jurons dans la
fumée des coups de canon et le vent qui siffle dans le gréement, sur le pont du
cotre qui est son gagne-pain. Pas difficile non plus de l’imaginer froissant
des draps sous le corps d’une femme.
Le dernier tour qu’ont pris ses pensées trouble Lolita
Palma. Elle cherche quelque chose à dire pour masquer son état d’esprit. Elle
et le corsaire descendent la rue San Francisco sans se regarder ni parler. À un
pas l’un de l’autre.
— Quand reprenez-vous la mer ?
— Dans onze jours. Si la Marine nous livre les
fournitures nécessaires.
Elle tient sa bourse dans ses mains, devant elle. Ils
passent le coin de la rue du Bastion et le laissent derrière eux. Lentement.
— Vos hommes doivent être contents. Le mistic français
a été une bonne affaire. Et nous avons une autre prise en cours de règlement.
— Oui. Mais, en fait, certains ont vendu par anticipation
leur part de prise à des commerçants de la ville. Ils préfèrent avoir l’argent
tout de suite, même si ça en fait moins, qu’attendre le jugement de la Marine…
Et ils l’ont déjà dépensé, naturellement.
Lolita imagine sans effort les matelots de la Culebra dépensant
leur argent dans les ruelles du Boquete et les bouges de la Caleta. Pas
difficile non plus d’imaginer Pepe Lobo dépensant le sien.
— Je suppose que ce n’est pas mauvais pour notre
affaire, avance-t-elle. Ils voudront retourner en mer pour se refaire et en
avoir plus.
— Certains oui, d’autres moins. La vie n’est pas
commode, au large.
Il y a des jardinières à tous les balcons et des grilles en
fer forgé au-dessus d’eux. Comme un jardin suspendu qui s’étendrait le long de
la rue. Devant une boutique de jouets, des gamins sales, coiffés de casquettes
effilochées, contemplent avec convoitise les figurines et les chevaux en papier
mâché, les tambours, les toupies et les carrioles accrochés aux montants de la
porte.
— Je crains de vous avoir distrait de vos occupations,
capitaine.
— Ne vous inquiétez pas. Je retournais au port. Au
bateau.
— Vous n’avez pas de logement en ville ?
Non, répond le corsaire. Quand il était à terre, évidemment,
il avait besoin d’un toit. Mais plus maintenant. Surtout avec les prix de
Cadix. Garder un logement ou une chambre fixe coûte très cher, et tout ce qu’il
possède tient dans sa cabine. À bord.
— C’est vrai. Mais vous êtes solvable, désormais.
De nouveau la brèche blanche qui s’ouvre dans le visage
brûlé par le soleil.
— Un peu, oui. Comme vous dites… Mais on ne sait
jamais. La mer et la vie sont de vraies garces… – il touche machinalement
une corne de son chapeau. – Si vous me pardonnez cette dernière
expression.
— Don Emilio m’a dit que vous lui avez laissé tout
votre argent en dépôt.
— Oui. Lui et son fils sont d’honnêtes gens. Ils
donnent un bon intérêt.
— Me permettez-vous une question personnelle ?
— Bien
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