Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
même
veste, usée aux coudes, mais la chemise est neuve et propre, de fine batiste,
avec une cravate blanche nouée à deux pointes. La gêne qu’elle devine chez lui
finirait presque par l’attendrir. Cette maladresse diffuse, si masculine,
jointe au regard tranquille qui parfois l’intrigue. Et je n’en vois pas la
raison, se dit-elle ensuite. Ou en réalité, si, je la vois. Un homme de son
métier, fait à des femmes d’un autre genre. Je suppose qu’il n’est pas habitué
à nous traiter en patronnes ou en associées. À ce que ce soit nous qui lui
donnions un emploi, ou que nous le lui enlevions.
— Vous connaissez la langue anglaise ?
— Je me défends, madame.
— Vous l’avez apprise à Gibraltar ?
Elle l’a dit sans réfléchir. Ou presque. En tout cas, elle
se demande pourquoi. Il l’observe, songeur. Curieux, peut-être. Les yeux verts,
si pareils à ceux d’un chat, soutiennent maintenant son regard. Sur ses gardes.
Un chat prudent.
— Je parlais déjà anglais avant. Un peu, au moins. Mais
c’est vrai. À Gibraltar, j’ai amélioré ma pratique.
— Évidemment.
Ils se regardent encore un moment, de nouveau silencieux.
En s’étudiant. Dans le cas de Lolita, c’est plus sur
elle-même qu’elle s’interroge que sur l’homme qui lui fait face. Elle éprouve
une curieuse sensation de curiosité mêlée de méfiance, à la fois pénible et
agréable. La dernière fois qu’elle s’est trouvée en compagnie du corsaire, le
ton de la conversation était différent. Professionnel et devant des tiers. Cela
s’est passé il y a une semaine, pour une réunion de travail dans son bureau.
Les Sánchez Guinea étaient présents, et il s’agissait de la liquidation du
mistic français Madonna Diolet qui, après deux mois de formalités au
tribunal maritime – en laissant un peu d’argent entre les griffes avides
des fonctionnaires judiciaires –, avait enfin été déclaré de bonne prise
avec sa cargaison de cuirs, blé et eau-de-vie. Une fois réglée la part du roi
au Trésor royal, Pepe Lobo a pris en charge le tiers revenant à l’équipage :
sur lequel, en plus des vingt-cinq pesos qu’il reçoit par mois comme avance sur
les prises, lui revenaient sept parts. Il s’est chargé également des sommes
dues aux familles des matelots morts ou blessés au cours des captures ;
deux parts pour chacun, en plus de ce qui est versé par la caisse de secours
destinée aux mutilés, veuves et orphelins. Dans le bureau, le comportement du
capitaine a été rapide et efficace, très attentif à l’état des comptes :
pas un seul chiffre des sommes dues à ses hommes n’a échappé à son attention.
Il vérifiait tout, méthodique, avant d’apposer sa signature, page après page.
Son attitude, a constaté Lolita Palma, n’était pas celle d’un homme soupçonneux
qui craint que les armateurs ne trahissent sa confiance. Il se bornait à contrôler
minutieusement le résultat : la somme pour laquelle lui et ses hommes
jouaient leur vie, entassés dans l’espace confiné du cotre : vent, lames
et ennemis au-dehors, promiscuité, odeurs et humidité au-dedans, avec une
petite cabine à l’arrière pour le capitaine, une autre avec des couchettes
séparées par un rideau pour le second, le maître d’équipage et l’écrivain, des
hamacs de toile partagés par le reste de l’équipage au rythme des tours de
quart, aucune protection contre le vent et la mer sur le pont découvert et
toujours en mouvement, au gré des fortunes de mer et de guerre sans jamais
pouvoir relâcher la vigilance, selon le vieil adage marin : « Une
main pour toi et l’autre pour le roi. » Ainsi, en observant le corsaire
pendant qu’il lisait et signait les papiers dans le bureau, Lolita Palma a pu
avoir la confirmation qu’un bon capitaine ne l’est pas seulement sur mer mais
aussi sur terre. Elle a également compris pourquoi les Sánchez Guinea
estimaient tant Pepe Lobo et pourquoi, en un temps où l’on manque cruellement
d’équipages, il y a toujours des matelots pour s’inscrire sur le rôle de la Culebra. « Il est de cette sorte d’individus, avait dit une fois Miguel Sánchez
Guinea, pour qui les filles des ports deviennent folles et les hommes
donneraient jusqu’à leur chemise. »
Ils restent debout dans la rue, près de la librairie
d’ancien. Ils se dévisagent. Le corsaire porte la main à son chapeau en faisant
mine de poursuivre son chemin. Soudain, Lolita
Weitere Kostenlose Bücher