Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
de
dire. Je crains que…
— Il ne s’agit pas de ce que vous avez dit.
Elle réprime l’envie d’ouvrir son éventail et de s’en
servir. Une envie intense.
— J’aimerais…
Le corsaire ne termine pas sa phrase. Un nouveau silence
s’installe. Bref, cette fois.
— Je crois qu’il est temps que vous continuiez votre
route, capitaine.
Il acquiesce, d’un air distrait. Ou absorbé.
— Naturellement.
Puis il touche une corne de son chapeau, murmure « Avec
votre permission » et fait mine de partir. Lolita déplie l’éventail et
l’agite quelques instants. Juste avant de s’en aller, Pepe Lobo fixe le paysage
peint à la main. Elle remarque la direction de son regard.
— C’est un dragonnier, dit-elle. Un arbre exotique…
Vous en avez déjà vu ?
Il reste immobile, la tête penchée légèrement de côté. Comme
s’il n’avait pas bien entendu.
— À Cadix, ajoute-t-elle, il en existe quelques
spécimens extraordinaires. Son nom latin est Dracaena draco.
Vous vous moquez de moi, disent les yeux du corsaire. En
analysant son expression – confusion, curiosité –, Lolita voit se
confirmer le secret plaisir que l’on éprouve à entraîner un homme dans un monde
d’improbabilités.
— L’un d’eux est dans le patio de San Francisco, près
de chez moi… Je vais l’admirer de temps en temps, comme on rend visite à un
vieil ami.
— Et que faites-vous, une fois là ?
— Je m’assieds sur un banc qui est placé devant, pour
le regarder. Et je pense.
Pepe Lobo change le paquet de bras, sans cesser de
l’observer. Il reste ainsi un moment comme s’il contemplait une énigme, et elle
sent que c’est très agréable d’être regardée ainsi. Cela lui rend un certain
empire sur ses actes et ses paroles. C’est rassurant. Tout passe mieux, de
cette façon.
— Vous vous y connaissez aussi en arbres ?
finit-il par demander.
— Un peu. La botanique m’intéresse.
— La botanique, répète le corsaire dans un murmure
presque inaudible.
— C’est ça.
Intrigués, les yeux félins continuent d’étudier les siens.
— Une fois, risque finalement Pepe Lobo avec
précaution, j’ai participé à une expédition botanique…
— Pas possible !
Il confirme, visiblement satisfait de la surprise qu’il lit
sur son visage. L’air amusé, il esquisse un léger sourire.
— En 1788, j’étais déjà deuxième officier sur le
vaisseau qui a ramené ces gens avec leurs pots, leurs plantes, leurs graines et
tout le reste. – Là, il marque une pause délibérée. – Et savez-vous
le plus curieux ?… Devinez comment s’appelait le vaisseau en question.
L’enthousiasme de Lolita est sincère. C’est tout juste si
elle ne bat pas des mains.
— En 1788 ? Mais bien sûr : le Dragon !…
Comme l’arbre !
— Vous voyez. – Le sourire du corsaire
s’élargit. – Le monde tient dans un mouchoir. Dragonniers et dragons.
Elle n’en finit pas de s’étonner. Étranges coïncidences, se
dit-elle. La vie en est pleine.
— Je n’arrive pas à y croire… Il y a vingt-trois ans,
vous avez ramené de Callao en Espagne don Hipólito Ruiz !
— Ça, je ne me rappelle pas comment s’appelaient ces
messieurs. Mais vous savez sûrement de quoi vous parlez.
— Évidemment… L’expédition du Chili et du Pérou a été
très importante : ces plantes sont aujourd’hui au Jardin botanique de
Madrid. Et j’ai chez moi plusieurs livres publiés par don Hipólito et son
compagnon Pavón… Tout y est consigné, même le nom du navire !
Ils s’étudient mutuellement encore une fois. C’est elle qui
finit par rompre le silence.
— Comme c’est intéressant. – Son ton est à présent
plus serein. – Il faudra me raconter tout ça, capitaine. J’aimerais
beaucoup.
Une nouvelle pause. Très brève. Une lueur fugace dans le
regard du corsaire.
— Aujourd’hui ?
— Non, pas maintenant. – Elle hoche doucement la
tête. – Un autre jour, peut-être… Quand vous serez de retour au port.
*
Sérieux, rudes, virils, trois hommes sont assis sur des
chaises de paille à l’ombre de la treille. Ils roulent le tabac de la blague
qui passe de main en main, font jaillir des étincelles de la pierre du briquet
pour enflammer l’amadou et allumer le cigare. Le cruchon en verre à moitié
plein de vin a déjà circulé quatre fois.
— Deux mille douros, dit Curro Panizo. À répartir entre
nous.
Panizo est un
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