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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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saunier voisin et ami de Felipe Mojarra, qui
le regarde d’un air pensif. Tenté par l’idée. Cela fait un moment qu’ils
discutent les détails de l’affaire.
    — Les nuits sont courtes, mais ça nous laisse le temps,
insiste Panizo. Nous pouvons nous approcher par l’étier en nageant sans faire
de bruit, comme mon fils et moi l’autre nuit.
    — Jusqu’où vous êtes allés ?
    — Jusqu’à la Matilla, près du quai. Là, nous avons vu
deux autres chaloupes, mais plus loin. Plus difficiles à attraper.
    Mojarra s’empare du cruchon, rejette la tête en arrière et
boit un long trait de vin rouge. Puis il le passe à son beau-frère Bartolo
Cárdenas – très maigre, noueux, les mains comme des sarments – qui
boit à son tour et le donne à Panizo. Le soleil se reflète sur l’eau immobile
des salines proches et estompe au loin les bois de pins et les contours
arrondis des hauteurs de Chiclana. Le logis de Mojarra – une humble masure
de deux pièces et une cour avec des treilles, des géraniums et un minuscule
potager – se trouve à la sortie du bourg de l’île de León, entre celui-ci
et l’étier Saporito tout proche, au bout de la longue rue qui part de la place
des Trois Croix.
    — Redis-moi ça encore une fois, demande Mojarra. En
détail.
    Une chaloupe canonnière, répète patiemment Panizo. Environ
quarante pieds de long. Amarrée dans l’étier Alcornocal, près du moulin de
Santa Cruz. Gardée par un caporal et cinq soldats qui tuent le temps en
dormant, parce que le coin est tranquille pour les gabachos. Lui et son fils
sont tombés sur la chaloupe en faisant une reconnaissance pour savoir si les
autres continuaient à tirer du sable pour leurs fortifications. Ils sont restés
toute la journée cachés dans les broussailles en étudiant les lieux pour
préparer le coup. Et ce n’est pas difficile. Au-delà de l’étier du Camarón, par
les marais et les étiers secondaires jusqu’au grand étier, en évitant d’être
vus de la batterie anglaise de San Pedro. Ensuite, jusqu’à l’Alcomocal, tout
doucement et à la nage. Le reflux et les rames aideront pour le retour. Et si,
là-dessus, un bon vent vient souffler, je ne te dis pas.
    — Ça ne va pas plaire à nos militaires, objecte
Mojarra.
    — Ils n’osent pas s’enfoncer si loin. Et s’ils le
faisaient, ils garderaient la prime pour eux sans nous en filer un réal… C’est
beaucoup d’argent, Felipe.
    Curro Panizo a raison, Mojarra le sait. Plutôt deux fois
qu’une. Les autorités espagnoles paient vingt mille réaux d’argent de
récompense pour la capture d’une chaloupe canonnière, obusière ou bombardière
ennemie, ou pour une felouque ou une barque armée d’un canon. Elles donnent
également dix mille réaux pour une embarcation armée de moindre importance et
deux cents pour chaque marin ou soldat ennemi prisonnier. Et précision importante :
afin d’inciter à ce genre de captures, elles paient vite et comptant. Ou c’est
du moins ce qu’elles disent. En ces temps de pénuries, quand presque tous les
marins et nombre de militaires ont vingt soldes de retard et que toutes les
réclamations se heurtent à un laconique « nous n’avons pas les moyens de
vous aider », empocher en une nuit deux mille douros en bonne monnaie
serait faire fortune. Surtout pour des pauvres comme eux : ex-braconniers
et sauniers de l’Île, dans le cas de Mojarra et de son ami Panizo ;
ouvrier à la corderie de la Carraca, dans celui du beau-frère Bartolo Cárdenas.
    — Si les mosiús nous prennent, nous sommes
cuits.
    Panizo a un sourire de convoitise. Il est chauve, le crâne
brûlé par le soleil et la barbe semée de poils gris. Couteau à écorcher glissé
dans la large ceinture – qui fut noire et est maintenant d’un gris
passé – et chemise rapiécée et pleine de reprises. Culotte de toile marine
jusqu’aux jarrets et pieds nus, aussi calleux que ceux de Mojarra.
    — Pour ce prix-là, je veux bien qu’ils essayent,
dit-il.
    — Et moi de même, renchérit le beau-frère Cárdenas.
    — Qui ne risque rien n’a rien.
    Ils sourient tous les trois en laissant voguer leur
imagination. Aucun d’eux n’a vu, dans sa vie, une telle quantité d’argent
réunie d’un coup. Ni d’un coup, ni de plusieurs.
    — Ça serait pour quand ? demande Mojarra.
    On entend au loin une détonation, et tous trois regardent
au-delà du Saporito, vers l’est et les étiers qui pénètrent dans les

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