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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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tenant à l’écart
de la bigoterie habituelle de son sexe et de son temps.
    La place est animée. Le soleil n’est pas encore très haut et
la température estivale est agréable. Quelques étrangers d’une auberge
voisine – celle de Paris, rebaptisée de la Patrie – prennent leur
petit déjeuner autour de tables installées dans la rue, en regardant les
passants. Les boutiquiers des commerces voisins ouvrent leurs portes et
enlèvent les volets de leurs vitrines pour exhiber leurs marchandises. Des
femmes agenouillées lavent les entrées des maisons et les trottoirs qui sont
devant. D’autres aspergent d’eau les pavés ou arrosent les plantes des balcons.
Retirant la mantille de sa tête pour la laisser tomber sur ses épaules –
ses cheveux sont coiffés en arrière, rassemblés dans une natte enroulée et
serrée sur la nuque, retenue par un court peigne en nacre –, Lolita range
le missel dans la bourse de satin noir, laisse pendre l’éventail au bout du
cordon attaché à son poignet droit et se dirige vers les boutiques situées
entre les coins des rues San Francisco et de l’Ancien Consulat, où il y a des
marchands de livres anciens et des étals de gravures et d’estampes. Avant de
rentrer chez elle, elle a l’intention de descendre jusqu’à la place San Agustín
pour retirer quelques livres et commander des journaux étrangers. Puis elle
retournera au bureau, comme tous les jours.
    Elle ne voit Pepe Lobo qu’au dernier moment, quand, juste
devant elle, il sort d’une librairie un paquet sous le bras. Le corsaire porte
une veste à boutons dorés, un pantalon de nankin qui descend jusqu’aux
chevilles et des souliers à boucle. En la voyant, il s’arrête net et ôte son
bicorne de marin.
    — Madame, dit-il.
    Lolita Palma lui rend son salut, un peu déconcertée.
    — Bonjour, capitaine.
    Elle ne s’attendait pas à cette rencontre. Lui non plus,
visiblement. Il semble indécis, chapeau à la main, comme s’il hésitait entre le
remettre ou non, poursuivre son chemin ou échanger quelques mots polis. Il en
est de même pour elle. Mal à l’aise.
    — Vous vous promenez ?
    — Je sors de la messe.
    — Ah.
    Il la regarde avec intérêt, comme s’il s’était attendu à une
autre réponse. Pourvu qu’il ne me prenne pas pour une punaise de sacristie,
pense fugacement Lolita. L’instant d’après, elle s’en veut d’avoir eu cette
pensée. Qu’est-ce que ça peut me faire, décide-t-elle. Ce que cet individu
croit ou non.
    — Vous fréquentez les librairies ? demande-t-elle,
délibérément.
    Le corsaire ne paraît pas percevoir le ton ironique. Il se
tourne et regarde derrière lui, vers la boutique dont il vient de sortir. Puis
il indique le paquet qu’il porte sous le bras. Il sourit pour minimiser la
chose. Comme une brèche d’une blancheur d’ivoire dans le visage hâlé.
    — Pas beaucoup, en dehors de mon métier, répond-il avec
simplicité. Ça, c’est le Naval Gazetteer en deux volumes. Un capitaine
anglais est mort des fièvres et ses affaires ont été vendues aux enchères. J’ai
su que quelques livres avaient atterri ici.
    Lolita acquiesce. Ce genre de ventes est fréquent sur le
petit marché proche de la Porte de Mer, quand des navires reviennent de voyages
dont la longueur s’est révélée fatale pour la santé d’un membre de l’équipage.
Des condensés de vies exposés sur des bâches, à même le sol, semblables aux
restes d’un naufrage : une sculpture en os de baleine, des vêtements, une
montre, un couteau au manche noirci, un pichet d’étain avec des initiales gravées,
un portrait de femme dans un médaillon, et parfois quelques livres. C’est bien
peu de chose, que le contenu d’un coffre de marin.
    — Comme c’est triste, dit-elle.
    — Pour l’Anglais, à coup sûr. – Lobo donne de
petites tapes sur le paquet. – Pour moi, c’est une chance. C’est un livre
qu’il est bon d’avoir à bord…
    Le corsaire se tait, laissant mourir le dernier mot. On
dirait qu’il hésite entre conclure ici la conversation ou la prolonger encore
un peu. Cherchant à établir la juste mesure entre la politesse et les
circonstances particulières de la rencontre. Lolita aussi hésite. Et elle
commence à s’amuser vaguement de la situation.
    — Couvrez-vous, capitaine. Je vous en prie.
    Il reste découvert, comme s’il se demandait s’il doit
vraiment obéir, puis finit par remettre son chapeau. Il porte toujours la

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