Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
la cargaison. Un voyage malheureux, peu de vent et
forte houle à Saint-Vincent, une avarie à l’étambot qui a obligé à mouiller un
jour et demi à l’abri du cap Sines et des problèmes administratifs à Lisbonne
sont la cause de ce que la polacre arrive en retard avec la moitié du fret
prévu. C’est la goutte d’eau qui fera déborder le vase. La firme Ussel, qui
sert à Cadix, comme d’autres, de couverture à diverses maisons commerciales
françaises – jusqu’à une date récente, aucun étranger ne pouvait négocier
directement avec les ports espagnols d’Amérique –, a des difficultés
depuis que la guerre a commencé. En essayant de se refaire avec les occasions
que celle-ci offre à des commerçants peu scrupuleux, monsieur Ussel cherche à
obtenir le maximum de bénéfices avec le minimum de frais, aux dépens de ses
employés : tous les prétextes lui sont bons pour payer en retard et mal.
D’où, ces derniers temps, les relations tendues entre l’armateur et le
capitaine de la Risueña. Et ce dernier sait que, à peine l’ancre jetée
par quatre ou cinq brasses de fond, il devra chercher un autre bateau sur
lequel gagner sa vie. Entreprise ardue dans un Cadix surpeuplé par le siège
français, où, même si tout ce qui peut flotter continue de naviguer, y compris
le bois pourri, manquent les bateaux et les bons équipages, abondent les
capitaines, et si dans les tavernes du port où la levée forcée fait des ravages
on ne trouve que la lie qui soit prête à s’enrôler pour quatre sous.
— Le Français vire de bord !… Il s’en va !
Sur toute la longueur de la polacre fusent les vivats. Tapes
dans le dos et cris de satisfaction. Même le second ôte son bonnet de laine
pour s’essuyer le front, soulagé. Se pressant tous sur la bande de bâbord, ils
observent le corsaire virer vent debout et abandonner la chasse. Son foc faseye
un moment sur le long beaupré tandis que le bateau passe à prendre le vent sur
tribord pour regagner le golfe de Rota. En montrant son travers, se présentant
ainsi en pleine lumière, il permet de distinguer dans le détail la longue
antenne de la grand-voile, la coque mince et noire, la voûte d’arcasse qui se
prolonge sous le bout-dehors. Rapide et dangereux. On dit qu’il s’agit d’un
navire marchand portugais arraisonné l’an dernier par les Français à la hauteur
de Chipiona.
— Remontez un peu, ordonne Pepe Lobo aux timoniers. Est
quart sud-est.
Certains matelots sourient au capitaine, avec des hochements
de tête approbateurs. Je me fiche bien de leur approbation, pense-t-il, ils
peuvent se la mettre où je pense. Au point où j’en suis. S’écartant des
haubans, il reboutonne en partie sa veste, recouvrant le pistolet passé dans sa
ceinture. Puis il se tourne vers le second, qui ne le quitte pas des yeux.
— Hissez le pavillon, et faites-moi ajuster cette
toile… Dans une demi-heure, je veux que l’équipage soit prêt à serrer les
perroquets.
Tandis que les hommes tirent sur les cordages pour adapter
vergues et voiles au nouveau cap, et que le pavillon marchand, deux bandes
rouges et trois jaunes, monte au mât d’artimon, Pepe Lobo observe la côte vers
laquelle se dirige la felouque corsaire, qui montre maintenant sa poupe. La Risueña marche bien, le vent se maintient dans la bonne direction, et pas besoin de
tirer des bords pour passer les Puercas. Cela signifie qu’on pourra entrer dans
la baie sans s’exposer aux écueils qui la bordent ni au feu de la batterie
française de l’autre fort de Santa Catalina, celui qui est situé à côté d’El
Puerto de Santa María et a l’habitude de tirer sur les bâtiments que leurs
manœuvres rapprochent trop de la terre. Le fort se trouve à un peu plus d’une
demi-lieue à l’ouest, visible sur bâbord ; et plus loin, de l’autre côté
du golfe de Rota et de la barre qui précède l’embouchure du San Pedro, on
distingue déjà à l’œil nu la péninsule du Trocadéro, avec ses batteries
françaises orientées vers Cadix. Lobo prend la longue-vue dans le tiroir de
l’habitacle, la déploie et règle l’oculaire pour parcourir la côte du nord au
sud avant de s’arrêter sur les forts : celui, abandonné, de Matagorda,
situé en bas, sur la plage, le fort Luis et la Cabezuela, plus en arrière et
plus haut, leurs canons dépassant des meurtrières. À ce moment, il aperçoit à
l’une de celles-ci un éclair silencieux et, l’espace d’un
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