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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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instant, il croit
voir la bombe française, un minuscule point noir, décrire une parabole
au-dessus de la baie, en direction de la ville.
     
    *
     
    Assis dans la cour à colonnades du café de la Poste, jambes
allongées sous la table et dos au mur – sa manière habituelle de se tenir
dans les lieux publics –, le commissaire aux Quartiers, Vagabonds et
Étrangers de passage, Rogelio Tizón, étudie l’échiquier qu’il a devant lui. Il
tient une tasse de café dans la main droite et, de l’autre, il caresse ses
favoris à l’endroit où ils rejoignent la moustache. Les gens qui sont sortis
dans la rue du Rosaire en entendant le bruit commencent à revenir, commentant
l’événement. Les joueurs de billard récupèrent leurs queues et leurs boules d’ivoire,
on reprend les journaux abandonnés dans la salle de lecture et sur les tables
de la cour, et chacun rejoint sa chaise et les habituels petits groupes se
reforment dans le brouhaha des conversations, tandis que les garçons reprennent
leur ronde, cafetière à la main.
    — Elle est tombée au-delà de San Agustín, dit le
professeur Barrull en se rasseyant. Sans exploser, comme presque toujours. On
en est quittes pour la peur.
    — C’est à vous de jouer, don Hipólito.
    Barrull regarde le policier qui n’a pas levé les yeux de
l’échiquier, puis consulte la disposition des pièces.
    — Vous êtes aussi émotif qu’une sole frite,
commissaire. J’admire votre sang-froid.
    Tizón vide sa tasse et la pose à côté de l’échiquier, près
des pièces prises : six pour lui, six pour son adversaire. Un équilibre
qui, en réalité, n’est qu’apparent. La partie ne s’annonce pas bonne pour lui.
    — Ma tour est menacée par ce fou et le pion… Ce n’est
pas le moment de perdre mon temps avec des bombes.
    L’autre émet un grognement de satisfaction, appréciant le
cynisme du commentaire. Il a une abondante chevelure grise, un visage en
longueur, chevalin, des dents jaunies par le tabac et des yeux mélancoliques
derrière des lunettes en acier. Amateur de tabac à priser ocre, portant des
culottes sur des bas noirs – toujours froissés – et des vestes à
l’ancienne, il dirige la Société scientifique gaditane et enseigne les
rudiments du latin et du grec aux jeunes gens de la bonne société. C’est aussi
un redoutable joueur d’échecs, dont le naturel tranquille et l’humeur affable
peuvent changer du tout au tout devant un échiquier. Son jeu est implacable et,
pris d’une fureur homicide, il en oublie pratiquement toutes les règles de la
courtoisie. Dans le feu de la rencontre, il peut lui arriver d’insulter ses
adversaires, y compris Tizón : que le diable le patafiole, qu’il soit
maudit jusqu’à la septième génération, chien galeux et chat pelé. Je vous
écartèlerai avant le coucher du soleil, parole d’honneur. Je vous arracherai la
peau morceau par morceau, etc. Des injures sophistiquées de ce genre. Barrull
n’est pas cultivé pour rien. Mais le commissaire ne s’en formalise pas. Ils se
connaissent et s’affrontent depuis dix ans. Ils sont amis, ou presque. Mieux
vaut dire presque. Au moins, au sens incertain qu’a le mot amitié pour le commissaire.
    — Vous avez déplacé ce mauvais cavalier à ce que je
vois.
    — Je n’ai pas le choix.
    — Si, vous l’avez. – Le professeur rit, sans
desserrer les dents. – Mais ce n’est pas moi qui vous le dirai.
    Tizón fait signe au patron, Paco Celis, qui veille sur le
seuil de la cuisine, et celui-ci envoie un garçon remplir la tasse du
commissaire et poser à côté un verre d’eau fraîche. Concentré sur le jeu,
Barrull fait non de la tête pour éloigner le garçon.
    — Et vlan, en plein dans le lard ! lance-t-il en
avançant un pion inattendu.
    Le commissaire étudie le jeu, incrédule. Barrull tambourine
des doigts sur la table, provocant, et dévisage son adversaire comme s’il
allait lui expédier une balle dans la poitrine à la première occasion.
    — Échec au roi au prochain coup, admet Tizón à
contrecœur.
    — Et mat au suivant.
    Le vaincu soupire en ramassant les pièces. L’autre lui
adresse un sourire torve en le regardant faire. Vae victis, dit-il.
L’expression du commissaire comporte juste ce qu’il faut de résignation face à
la mine réjouie de l’ennemi. Stoïque par habitude. Son adversaire le bat à
plate couture trois fois sur cinq.
    — Vous êtes odieux, professeur.
    — Allez-y, pleurez.

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