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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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Pleurez comme une bonne femme qui
n’a pas su se défendre en homme.
    Tizón achève de ranger les pièces noires et blanches dans
leur boîte, comme des cadavres dans une fosse commune attendant la pelletée de
chaux vive. L’échiquier reste vide, désert comme le sable d’une plage à marée
basse. L’image de la fille assassinée revient occuper ses pensées. Glissant
deux doigts dans une poche, il touche le plomb tordu en forme de tire-bouchon
ramassé près du cadavre.
    — Professeur…
    — Oui ?
    Il hésite un peu. C’est vraiment difficile, conclut-il, de
mettre des mots sur la sensation pénible qui le poursuit depuis l’auberge du
Boiteux. Lui, agenouillé près de la fille morte. Le bruit de la mer proche, et
des traces sur le sable.
    — Des traces sur le sable, répète-t-il à haute voix.
    Barrull a effacé son sourire homicide. Revenu à son état
normal, il observe le policier avec un étonnement poli.
    — Pardon ?
    Les doigts encore dans la poche, tâtant le fragment de
métal, Tizón fait un geste ambigu. Un geste d’impuissance.
    — En fait, je suis incapable de vous expliquer… Il
s’agit d’un joueur d’échecs qui regarde un échiquier vide. Et des traces sur le
sable.
    — Vous me faites marcher, rit Barrull, en remontant ses
lunettes sur son nez. C’est une devinette… Un genre de charade.
    — Pas du tout. Un échiquier et des traces, comme je
vous l’ai dit.
    — Et quoi d’autre ?
    — Rien d’autre.
    — Est-ce qu’il s’agit de quelque chose de
scientifique ?
    — Je ne sais pas.
    Le professeur, qui vient de tirer de sa veste une tabatière
en émail, s’arrête en la laissant à demi ouverte.
    — De quel échiquier voulez-vous parler ?
    — Je ne le sais pas non plus. De Cadix, je suppose. Et
de la fille morte sur la plage.
    — Bon Dieu, mon ami ! – Il prise une pincée
de tabac. – Vous êtes bien mystérieux, aujourd’hui. Cadix est un
échiquier ?
    — Oui. Ou non… Enfin, plus ou moins.
    — Dites-moi quelles sont les pièces.
    Tizón regarde autour d’eux. Exact reflet de la vie dans la
cité assiégée, la cour et la salle de l’établissement bouillonnent d’habitants,
commerçants, oisifs, réfugiés, étudiants, ecclésiastiques, employés,
journalistes, militaires et députés aux Cortès qui viennent de s’installer à
Cadix en passant par l’île de Léon. Il y a des guéridons de marbre, des tables
de bois et d’osier, des chaises cannées, des cendriers, des crachoirs en
cuivre, quelques pots de chocolat et beaucoup de café, comme c’est l’habitude
ici : des arrobes et des arrobes de café moulu dans la cuisine, servi très
chaud, qui imprègne l’air de son arôme, s’imposant même sur la fumée du tabac
qui plane et teint tout en gris. Le café de la Poste est fréquenté par des
hommes – les femmes ne sont pas admises, sauf en période de
Carnaval – de toutes origines et conditions : alternent ici les
habits râpés des émigrés sans ressources avec d’autres à la mode, les vieilles
vestes rapiécées avec soin, les bottes neuves, les semelles percées, le drap
aux couleurs vives des volontaires locaux et les uniformes pitoyables, pleins
de reprises, des officiers de la Marine royale qui n’ont pas touché leur solde
depuis un an et demi. Les uns et les autres se saluent ou s’ignorent, se
groupant suivant leurs affinités, leurs détestations ou leurs intérêts
communs : on parle de table à table, on commente le contenu des journaux,
on joue au billard ou aux échecs, on tue le temps seul ou à plusieurs en discutant
de la guerre, de la politique, des femmes, des cours du bois de campêche, du
tabac et du coton, ou du dernier libelle publié grâce à la récente liberté de
la presse – que beaucoup applaudissent et d’autres, presque aussi
nombreux, vilipendent – contre Pierre ou Paul, et plus généralement contre
le premier chien coiffé venu.
    — Je ne sais pas quelles sont les pièces, dit Tizón.
Eux, j’imagine. Nous.
    — Les Français ?
    — Peut-être. Je n’écarte pas l’hypothèse qu’ils
puissent y être mêlés, eux aussi.
    Le professeur Barrull continue à ne pas y voir clair.
    — Mêlés à quoi ?
    — Je ne saurai pas dire. À ce qui se passe.
    — Ça, c’est évident. Puisqu’ils nous assiègent.
    — Ce n’est pas de ça que je parle.
    Barrull l’observe maintenant avec attention, penché au-dessus
de la table. Finalement, avec naturel, il

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