Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
prend le verre d’eau auquel Tizón n’a
pas touché et boit lentement. Cela fait, il s’essuie les lèvres avec un
mouchoir qu’il tire d’une poche de sa veste, contemple l’échiquier vide et
relève les yeux. Ils se connaissent suffisamment pour savoir quand ils parlent
sérieusement.
— Des traces sur le sable, commente-t-il gravement.
— C’est ça.
— Pourriez-vous donner quelques précisions… Cela
m’aiderait un peu.
Tizón hoche la tête, l’air incertain.
— C’est comme si ça avait à voir avec vous. Quelque
chose que vous auriez fait ou dit un jour. Voilà pourquoi je vous le raconte.
— Mais, cher ami… En réalité, vous ne me racontez rien
du tout !
Une nouvelle explosion, lointaine cette fois, interrompt les
conversations. La détonation, amortie par la distance et les constructions
voisines, fait légèrement vibrer les vitres des fenêtres du café.
— Celle-là est tombée loin, note quelqu’un. Vers le
port. Et elle a explosé.
— Cochons de gabachos [1] !
ajoute un autre.
Cette fois, il y a moins de gens qui sortent dans la rue
pour voir ce qui se passe. Peu après, l’un d’eux revient en rapportant que la
bombe est tombée sur la face extérieure des remparts, près de l’esplanade de la
Croix. Sans faire ni dégâts ni victimes.
— Je verrai si je peux me souvenir, promet Barrull, peu
convaincu.
Rogelio Tizón dit adieu au professeur, prend son chapeau et
sa canne, et sort dans la rue, où la lumière décline et le soleil arrive à
l’horizontale, colorant de rouge les tours blanches des terrasses. Des
habitants sont encore à leurs balcons, regardant vers l’endroit où est tombée
la dernière bombe. Une femme à l’air mauvais et puant la vinasse, qui le
connaît, s’écarte sur son passage en maugréant entre ses dents. Vieux
contentieux. Faisant comme s’il ne l’entendait pas, le commissaire continue de
remonter la rue.
Des pions blancs et noirs, voilà où il en est. Ça, c’est la
trame. Avec Cadix pour échiquier.
*
Taxidermie ne signifie pas seulement empailler, mais aussi
créer une apparence de vie. Conscient de cela, le ruban à mesurer dans la main,
l’homme en blouse grise et tablier de toile cirée prend les précautions
nécessaires ; celles que prescrivent la science et l’art. De sa petite
écriture, serrée et soignée, il note chaque résultat dans un carnet :
largeur d’oreille à oreille et longueur de la tête à la queue. Puis, avec un
compas, il mesure, sur chaque œil, l’angle formé par la distance entre le coin
interne et le coin externe, et il en note la couleur, qui est marron foncé.
Quand, finalement, il ferme le cahier, il regarde autour de lui et constate que
la lumière qui pénètre par les vitres multicolores de la porte à demi ouverte
donnant sur l’escalier qui conduit à la terrasse commence à baisser. De sorte
qu’il allume une lampe à pétrole, ajuste le globe en verre et fait monter la
flamme, pour qu’elle éclaire bien le cadavre du chien étendu sur la table de
marbre.
Le moment est délicat. Très. Un mauvais début peut tout
gâcher. Les poils de l’animal tomberont avec le temps, ou bien des larves ou
des œufs d’insectes cachés dans l’intérieur en étoupe, bourre ou foin de mer
finiront par détruire le travail. Ce sont les limites de l’art. Certains des
spécimens qu’éclaire la lampe dans le cabinet ont été ainsi enlaidis par le
passage des ans : inexactitudes dans la forme naturelle, ravages de la
lumière, de la poussière ou de l’humidité, changements de couleur dus à un
excès de tartre et de chaux ou à l’utilisation de vernis de mauvaise qualité.
Ce sont aussi les limites de la science. Ces œuvres ratées, péchés de jeunesse,
il les conserve pourtant, comme des témoins ou des rappels du danger que l’on
court, dans ce genre d’exercice comme dans d’autres, de commettre des
erreurs : muscles contractés qui défigurent l’attitude propre à chaque
animal, postures peu naturelles, gueules ou becs mal finis, défauts dans la
disposition de l’armature interne, emploi malhabile de l’aiguille pour
recoudre… Tout compte, entre les murs de ce cabinet où la guerre et la
situation de la ville rendent difficiles les conditions d’un travail
convenable. Il est de plus en plus compliqué d’obtenir de nouveaux spécimens de
quelque valeur, et l’on est obligé de se contenter de ce qu’il y a. Au jour le
jour. En improvisant
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