Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
une
chouette et un singe. Des pots en verre et en porcelaine contiennent des
substances chimiques et des instruments semblables à ceux qu’utilisent les
chirurgiens : scies, scalpels, pinces, aiguilles à suturer. Après avoir
tout examiné, Tizón se dirige vers la troisième table du cabinet. Celle-ci,
grande, avec des tiroirs, est placée contre le mur sous des perches où se
tiennent, dans des postures très réussies – le maître des lieux est un
véritable artiste dans son domaine –, un faisan, un faucon et un gypaète.
Sur la table sont posés une lampe à pétrole et divers papiers et documents que
le policier consulte, en prenant soin de les replacer ensuite dans la position
où il les a trouvés. Ce sont des notes sur l’histoire naturelle, des croquis
d’animaux et autres choses du même genre. Le premier tiroir de la table est
fermé à clef et celle-ci reste invisible, de sorte que Tizón reprend son jeu de
rossignols, en choisit un petit, l’introduit dans la serrure et, après quelques
brefs essais, clic, clic, ouvre le tiroir sans laisser la moindre trace
d’effraction. Là, il trouve, plié en deux, un plan de Cadix de trois empans de
long sur deux de large, apparemment semblable à ceux que l’on peut acquérir
dans n’importe quelle boutique de la ville et que beaucoup de familles
gaditanes ont chez elles pour y marquer les endroits où tombent les bombes
françaises. Celui-là, cependant, est dessiné à la main et à l’encre noire, ses
détails sont fins et précis, et la double échelle de distances qui figure dans
l’angle inférieur droit est en vares espagnoles et en toises françaises. Il y a
aussi une graduation en latitude et longitude dans les marges, se rapportant à
un méridien qui n’est pas l’ancien de Cadix ni celui de l’Observatoire de la
Marine de l’île de León. Peut-être celui de Paris, conclut Tizón. Une carte
française. Il s’agit d’un travail de professionnel, identique aux relevés
militaires, et telle est sûrement son origine. Mais ce qui attire le plus
l’attention, c’est que son possesseur ne se contente pas de marquer, comme le
font les habitants de la ville, les points de chute des bombes. Ceux-ci sont
soigneusement nantis de numéros et de lettres, et tous sont reliés entre eux
par des lignes au crayon qui passent par une référence en forme de demi-cercle
gradué dessiné dans la partie orientale du plan, dans la direction d’où
viennent les tirs de l’artillerie française partant du Trocadéro. L’ensemble
forme une trame composée de rayons et de cercles tracés avec les instruments
qui sont dans le tiroir : règles à calcul, étalons de distance, compas,
pieds à coulisse, une grosse loupe et une boussole anglaise de bonne qualité
dans un étui en bois.
Le commissaire se concentre pour étudier cette trame
insolite dessinée sur l’original du papier, son étrange forme conique dont le
sommet est dirigé vers l’est, les codes notés et les cercles décrits au compas
autour de chaque point d’impact. Immobile, debout devant la table et les yeux
rivés sur le plan, il jure à voix basse, longuement et de façon répétée. C’est
comme si l’ensemble à première vue chaotique de tous ces traits qui
s’entrecroisent formait une carte superposée à une autre carte : le dessin
d’un territoire distinct, labyrinthique et sinistre que jamais, jusqu’à ce
jour, Tizón n’avait été capable de voir, ou d’imaginer. Une ville parallèle
définie par des forces occultes qui échappent à la raison conventionnelle.
Je te tiens, conclut-il froidement. Ou, en tout cas, je
tiens l’espion, ajoute-t-il après une brève hésitation. En cherchant un peu
plus, il trouve dans un carnet à couverture en toile cirée la correspondance
numérique et alphabétique de chacun des points marqués, avec le nom de chaque
rue, la localisation exacte en latitude et longitude, la distance en toises,
qui aide à calculer le lieu de chaque impact en relation avec des édifices ou
des points faciles à situer dans la ville. Tout est important et révélateur,
mais le regard du commissaire revient constamment aux cercles tracés autour des
points de chute des bombes. Enfin, pris d’une inspiration subite, il prend la
loupe et cherche quatre endroits : la ruelle entre Santo Domingo et la
Merced, l’auberge du Boiteux, le coin des rues des Rémouleurs et du Rosaire, et
la rue du Vent. Tous sont là, marqués ; mais ils ne portent
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