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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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mêmes effets que ceux d’un décret
français identique à Saint-Domingue : plonger l’Île dans la rébellion et
l’anarchie.
    Les imbéciles, conclut Fumagal qui passe dans la foule en la
regardant à peine, très vite et avec le plus grand mépris. Voilà qui leur
donne, encore pour quelques jours, de quoi distraire leur oisiveté par leurs
bavardages. Une habitude ancestrale leur fait aimer leurs chaînes : rois,
dieux, parlements, décrets et affiches qui ne changent rien. Le taxidermiste est
convaincu que l’Humanité passe de maître en maître, composée de malheureux qui
croient être libres en agissant contre leurs inclinations ; incapables
d’assumer qu’il n’est de liberté qu’individuelle et que celle-ci consiste à se
laisser porter par les forces qui nous dominent. Ce que fait l’homme sera
toujours la conséquence de la fatalité ; de l’ordre amoral de la Nature et
de l’enchaînement des causes et des effets. C’est ce qui rend ambigu le mot mal. Contradictoire, la société châtie les inclinations qui la
caractérisent ; mais ce châtiment n’est qu’une fragile digue contre les
pulsions obscures du cœur. L’être humain, stupide jusqu’à la folie, préfère les
fausses illusions à la réalité qui dément d’elle-même l’idée de l’Être bon,
suprême, intelligent et justicier. Ne serait-ce pas une aberration qu’un père
mette une arme dans la main d’un fils irascible et le condamne ensuite parce
qu’il s’en est servi pour tuer ?
    — Où est tombée la dernière bombe ? demande
Fumagal à un forgeron qui prépare des appâts pour la pêche à la porte de sa
forge.
    — À côté, devant la Candelaria… Et sans grands dégâts.
    — Pas de victimes ?
    — Aucune, grâce à Dieu.
    Habitants et soldats travaillent à dégager la petite place.
La bombe, constate Fumagal en arrivant, est tombée juste devant l’église, sans
toucher les maisons voisines ; et bien qu’elle ait explosé, l’étendue du
lieu, avec les constructions distantes les unes des autres, a limité les effets
à des fenêtres cassées, des écaillures au crépi des façades, et quelques tuiles
et briques tombées par terre. De l’œil exercé de celui qui connaît son affaire,
le taxidermiste calcule la trajectoire du projectile et le point d’impact. Le
vent, observe-t-il, souffle du ponant ; et cela a sans nul doute contribué
à ce que la bombe tombe dans cette partie de la ville, moins loin et un peu
plus à l’est que les quatre dernières. Sous le prétexte de satisfaire sa
curiosité parmi les gens qui regardent – des enfants ramassent par terre
des morceaux de plomb tordus –, Fumagal marche lentement, concentré,
comptant ses pas pour calculer la distance par rapport à la borne de la rue de
la Tour : un ancien socle de colonne arabe. Avec le Mulâtre ou sans lui,
avec les pigeons voyageurs ou le pigeonnier vide, il est décidé à faire ce
qu’il fait jusqu’à la fin. Fidèle au rite qu’il s’est lui-même fixé, à la fois
inévitable et délibéré.
    Gregorio Fumagal a compté dix-sept pas quand il repère
quelqu’un qui semble l’observer dans la foule. Ce n’est pas l’homme qu’il a
perdu de vue tout à l’heure, celui-là est de taille moyenne, vêtu d’une cape
grise et d’un bicorne. Peut-être se relaient-ils pour ne pas attirer les
soupçons, décide-t-il. Ou alors c’est encore un tour que lui joue sa raison,
qui finit parfois par s’apparenter à une maladie incurable. Le taxidermiste a
la certitude que tous les êtres humains sont malades, soumis à peine nés à la
contagion de la vie et à son délire, l’imagination. Celle-ci s’égare ou
s’affole quand arrive la peur, tout comme arrivent le fanatisme, les terreurs
religieuses, les frénésies – l’idée le fait sourire, féroce – et les
grands crimes. Il y a des gens simples qui méprisent ceux-ci, ignorant que pour
les exécuter il faut l’enthousiasme et la ténacité des grandes vertus. En
oubliant que l’homme le plus vertueux peut être, par un cumul de causes
imperceptibles dûment alignées, l’homme le plus criminel.
    Entraîné par un besoin de provocation qu’il ne s’attarde pas
à analyser, et qui est en réalité la conclusion de ses réflexions précédentes,
Fumagal marche en fixant le sol, l’air faussement distrait, et heurte
volontairement l’homme au bicorne.
    — Pardon, murmure-t-il en le regardant à peine.
    L’autre bredouille quelque

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