Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
aucun signe
particulier qui les différencie des autres. Il n’y a que les codes qui
indiquent les données respectives dans le carnet en toile cirée et permettent
de distinguer les bombes qui ont explosé et celles qui ont fait long feu. Et
ces quatre-là ont explosé, comme une demi-centaine d’autres.
Tizón remet tout en place, pousse le tiroir, referme la
serrure avec le rossignol et reste un moment songeur. Puis il va vers les
étagères de livres et les examine un par un, feuilletant les pages pour voir
s’il n’y a pas de papiers cachés. Dans celui qui porte le titre Système de
la Nature, ou Des lois du monde physique et du monde moral – d’un
certain Mirabaud, baron d’Holbach, édité à Londres –, il trouve quelques
passages soulignés au crayon, qu’il traduit du français sans difficulté. L’un
d’eux appelle son attention :
Il n’est
point de cause si petite ou si éloignée, qui ne produise quelquefois les effets
les plus grands et les plus immédiats sur nous-mêmes. C’est peut-être dans les
plaines arides de la Libye que s’amassent les premiers éléments d’un orage, qui
porté par les vents viendra vers nous, appesantira notre atmosphère, influera
sur le tempérament et sur les passions d’un homme, que ses circonstances
mettent à portée d’influer sur beaucoup d’autres…
Réfléchissant sur ce qu’il vient de lire, le policier
s’apprête à fermer le livre ; et à ce moment, alors qu’il feuillette
encore quelques pages au hasard, il tombe sur un autre passage voisin,
également souligné :
Il est dans
l’ordre que le feu nous brûle, parce qu’il est de son essence de brûler ;
il est dans l’ordre que le méchant nuise, parce qu’il est de son essence de
nuire.
Tizón sort de sa poche son propre carnet de notes et copie
les deux paragraphes avant de ranger le livre. Puis il jette un regard à la
pendule de la commode et constate qu’il a déjà passé trop de temps dans cette
maison. Le propriétaire peut arriver d’un moment à l’autre ; bien que, en
prévision d’une telle éventualité, le commissaire ait pris ses
précautions : deux hommes le suivent dans la ville, un gamin possédant de
bonnes jambes viendra en courant dès qu’il le verra prendre le chemin du
retour, et Cadalso et un agent sont postés dans la rue, prêts à donner
l’alerte. Prudence en principe inutile, car ce plan et les aveux du Mulâtre
suffisent pour arrêter le taxidermiste, le remettre à la juridiction militaire
et lui serrer le cou, sans appel possible, de quelques tours de garrot. Rien de
plus facile, par ces temps, dans un Cadix que la guerre a sensibilisé à
l’espionnage ennemi. Pourtant, le commissaire n’est pas pressé. Il y a des
points obscurs qu’il désire éclaircir auparavant. Des théories à vérifier, des
soupçons à confirmer. Que l’homme qui empaille des animaux souligne des passages
inquiétants dans des livres et informe les Français des lieux de chute des
bombes n’est pas, pour le moment, son souci principal. Ce qu’il a besoin de
confirmer c’est s’il existe une lecture différente, parallèle du plan qu’il a
remis dans son tiroir. Une relation directe entre celui qui habite cette
maison, quatre points d’impact de bombes françaises et quatre filles
assassinées, trois après et une avant la chute de ces bombes. Le sens qui se
dissimule, peut-être, sous la toile d’araignée conique, tracée au crayon, qui
emprisonne la carte d’est en ouest. Une arrestation prématurée pourrait
brouiller l’ensemble et obscurcir à jamais le mystère, en ne lui laissant dans
les mains que la capture d’un espion, les autres soupçons restant
définitivement à l’état de simples suppositions. Ce n’est pas cela qu’il
cherche aujourd’hui parmi les corps rigides des animaux morts, ni dans les
tiroirs et les armoires qui cachent, peut-être, la clef de secrets, qui, depuis
maintenant longtemps, le font vivre en compagnie de sinistres fantômes. Ce que
poursuit le policier, c’est l’explication d’une énigme qui, au début, n’était
que singulière et qui, depuis la mort anticipée dans la rue du Vent –
cette bombe après et non avant –, est devenue carrément
inexplicable. L’idée requiert, pour être réfutée ou démontrée, que tous les
éléments restent actifs sur l’échiquier de la ville, développant librement
leurs combinaisons naturelles. Comme dirait son ami Hipólito Barrull,
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