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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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l’affaire
exige la précision de preuves empiriques. Empêcher un possible assassin de
quatre filles de tuer encore une fois serait sûrement rendre service à la
société ; un acte policier et patriotique efficace, de sécurité urbaine et
de justice objective. Mais, d’un autre point de vue, cela supposerait attenter
aux ultimes possibilités de mettre à l’épreuve la raison et ses limites. C’est
pour cela que Tizón attend patiemment, immobile comme un de ces animaux qui en
ce moment l’observent de leurs yeux de verre depuis leurs perches et leurs
vitrines. Il veut surveiller sa proie, sans l’alerter, jusqu’à ce que tombent
de nouvelles bombes. En fin de compte, Cadix abonde en appâts. Et il n’y a pas
de partie d’échecs où il ne soit nécessaire de risquer quelques pièces.

 
10
    La journée est fraîche, nuageuse, avec un petit vent du nord
qui ride au loin l’eau des étiers. Felipe Mojarra est sorti tôt de chez
lui – chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, gibecière, cape sur les épaules
et couteau à manche de corne passé dans la ceinture – pour parcourir le
quart de lieue du chemin bordé d’arbres qui mène du bourg de l’Île à la zone
militaire et à l’hôpital San Carlos. Aujourd’hui, le saunier est chaussé
d’espadrilles. Il va rendre visite au beau-frère Cárdenas qui se remet
lentement, avec beaucoup de complications, de la blessure qu’il a reçue à la
tête pendant qu’ils emmenaient la canonnière française du moulin de Santa Cruz.
La balle n’a fait que fracturer un peu d’os, mais l’inflammation et les
infections ont compliqué son état, et le beau-frère continue d’être fragile.
Mojarra vient le voir toutes les fois qu’il le peut, dès qu’il est libre de son
service et n’a pas à aller avec les guérillas ou accompagner le capitaine
Virués pour reconnaître des positions ennemies. Le saunier apporte un peu de
nourriture préparé par sa femme et bavarde un moment avec Cárdenas, en fumant
un cigare. Mais c’est toujours un mauvais moment. Non tant du fait du
beau-frère qui résiste tant bien que mal, mais à cause de l’ambiance de
l’hôpital. Ce n’est une sinécure pour personne.
    En passant devant les casernes des bataillons de marine,
Mojarra parcourt les avenues rectilignes des quartiers militaires, laisse
derrière lui l’esplanade de l’église et entre dans le bâtiment de gauche, après
avoir décliné son identité à une sentinelle. Il monte les marches, et, à peine
traversé le vestibule qui communique avec les deux grandes salles de l’hôpital,
il expérimente une sensation connue et pénible : l’émotion de pénétrer
dans un espace rebutant, où règne une rumeur basse et continue, monotone :
le gémissement collectif de centaines d’hommes qui gisent sur des litières de
paille et de feuilles de maïs posées sur des planches, dans un alignement qui,
vu de la porte, semble infini. Puis vient l’odeur, également familière, et qui
pour être attendue n’en est pas moins éprouvante. Les fenêtres ouvertes ne
suffisent pas à dissiper la fétidité de la chair ulcérée et pourrie, la
puanteur douceâtre de la gangrène sous les pansements. Mojarra ôte son chapeau
et le mouchoir à carreaux qu’il porte dessous.
    — Comment tu vas, beau-frère ?
    — Tu vois. Pas très en forme, mais je tiens le coup.
    — Tant mieux.
    Yeux brillants, cerclés de rouge par la fièvre. Mauvais
aspect. Visage pas rasé, qu’amaigrissent les joues creuses. La tête tondue où
la blessure visible – découverte, pour faciliter le drainage – n’est
pas impressionnante, comparée à ce qu’on peut voir dans la salle où abondent
malades, blessés et mutilés. Il y a ici des soldats et des civils victimes des
heurts récents sur la ligne de front et des incursions en territoire
occupé ; mais aussi des victimes des combats de l’an passé à El Puerto, au
Trocadéro et à Sanlúcar, et du désastre de Zayas à Huelva, de la tentative de
Blake dans le comté de Niebla, de la bataille de Chiclana : plaies suppurantes,
entailles dans la chair qui, des mois après, ne cicatrisent toujours pas,
moignons d’amputations avec des sutures violacées, crânes et membres portant
des blessures de balle ou de sabre encore ouvertes, pansements sur des yeux
aveugles ou des cavités vides. Et toujours cette plainte lancinante, sourde,
qui remplit l’espace dont les murs semblent contenir, concentrées comme une
essence

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