Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
un
soldat du bataillon de Cantabrie, blessé il y a sept mois à la bataille de
Chiclana.
Il a dans la tête une balle française qu’il est impossible
d’extraire et qui, de temps en temps, est la cause de convulsions et de spasmes
terribles. Il ne guérit pas mais ne meurt pas non plus, et il reste là, un pied
de chaque côté de la frontière. On le change régulièrement de place pour que le
tapage qu’il fait soit équitablement réparti dans toute la salle. Il y en a qui
parlent de l’étouffer pendant la nuit avec un oreiller : comme ça, il
irait reposer en paix ; mais personne n’ose le faire, parce qu’il semble
beaucoup intéresser les chirurgiens : ils viennent le voir, ils prennent
même des notes et le montrent à leurs visiteurs. Quand on l’a mis à côté de
Cárdenas, celui-ci n’a pratiquement pas dormi pendant deux ou trois nuits, tout
le temps réveillé en sursaut. Mais il a fini par s’habituer.
— On se fait à tout, beau-frère.
À la mention de la bataille de Chiclana, Felipe Mojarra fait
la grimace. Il y a peu, on a su par la dénonciation d’un médecin que des
blessés de ces combats mouraient à San Carlos par manque de soins et de
nourriture, et que les fonds destinés à fournir lard et pois chiches à la
marmite commune étaient détournés par les fonctionnaires. La réaction du
ministre des Finances royales, responsable de l’hôpital, a été
instantanée : il a porté plainte contre le journal de Cadix qui avait
donné l’information. Puis tout a été enterré, moyennant quelques commissions,
des visites de députés, et une légère amélioration. En se remémorant ce
scandale, le saunier regarde autour de lui les hommes prostrés et ceux qui se
tiennent debout sur des béquilles ou des cannes près des fenêtres, ou qui
circulent dans la salle comme des spectres, démentant des mots comme
héroïsme, gloire et autres dont usent et abusent les jeunes et les naïfs,
et aussi ceux qui vivent sans le moindre risque de finir dans des lieux tels
que celui-là. Il y voit des hommes qui, comme lui, se sont battus pour leur roi
prisonnier et pour leur patrie occupée, lâches et courageux fauchés
indifféremment par le fer et par le feu. Tous, défenseurs de l’Île, de Cadix,
de l’Espagne, et tous connaissant la même triste fin… Avec pour tout paiement
des corps émaciés aux yeux enfoncés dans leurs orbites, des expressions fiévreuses,
des peaux parcheminées et pâles qui anticipent la mort, l’invalidité, la
misère. Ombres méconnaissables de ce qu’ils ont été. Lui-même, pense-t-il,
pourrait être des leurs. S’il s’était trouvé à la place du beau-frère, ou de ce
malheureux qui se débat attaché à son châlit avec une once de plomb dans la
cervelle.
Tout d’un coup, le saunier a peur. Pas la peur ordinaire,
quand les balles sifflent tout près et qu’il sent se nouer ses muscles et ses
tendons dans l’attente de la putain de balle qui le fera tomber les quatre fers
en l’air. Il ne s’agit pas non plus du long frisson du moment interminable qui
précède le combat imminent – la pire de toutes les peurs –, quand le
paysage proche, y compris en plein soleil, semble prendre la grisaille des
aubes sales, que monte en soi une étrange angoisse, des poumons jusqu’à la
bouche et jusqu’aux yeux, irrésistible, qui oblige à respirer très profondément
et très lentement. La peur de maintenant est différente : sordide,
misérable. Égoïste. Il a honte d’éprouver cette trouble appréhension qui donne
un goût amer à la fumée du cigare entre ses dents et le pousse à se lever de
toute urgence pour sortir, courir chez lui et embrasser sa femme et ses filles
afin de se sentir entier. Vivant.
— Quelles nouvelles de la canonnière ? demande
Cárdenas. Quand est-ce qu’ils vont nous payer ?
Mojarra hausse les épaules. La canonnière. Il y a deux
jours, il s’est rendu à l’intendance de la Marine pour réclamer encore une fois
la récompense promise. Il a perdu le compte des démarches précédentes. Trois
longues heures debout à attendre le chapeau à la main, comme d’habitude,
jusqu’à ce que l’habituel fonctionnaire maussade lui dise sèchement, en une
demi-minute et sans à peine le regarder, que chaque chose en son temps et ne
soyez pas si pressé. Qu’il y a trop de chefs, d’officiers et de soldats qui
n’ont pas reçu leur solde depuis des mois.
— Il faut encore attendre un peu. C’est ce
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