Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
voyage ne
dépasse pas trois heures ; mais il coûte plus cher. Mari Paz en mettra le
double, au pas lent d’une charrette, avec des arrêts prévus au poste militaire
de Torregorda, à l’auberge du Camard et au poste de la Coupure. Deux lieues et
demie de route le long du Récif, entre la mer et le fond de la baie, avec
quelques passages à portée de canon de l’ennemi. La seule idée que les Français
peuvent tirer sur sa fille inspire à Felipe Mojarra des désirs homicides.
L’envie de se faufiler immédiatement par les étiers et de trancher la gorge du
premier gabacho qui lui tombera sous la main.
— Une jeune fille honnête n’a pas besoin de lire ni de
savoir compter pour vivre, déclare-t-il après avoir fait quelques pas et
réfléchi posément. Il te suffit de coudre, repasser et faire la cuisine.
— Il y a d’autres choses, père. L’éducation…
— Avec ce que t’a enseigné ta mère, ce que tu apprends
dans cette maison et les manières de tes maîtres, tu as déjà suffisamment
d’éducation pour le jour où tu te marieras et où tu vivras dans la tienne.
Mari Paz a un rire argentin. Léger. Ce rire lui restitue un
air de fraîcheur enfantine. Celui de la petite fille que Felipe Mojarra a
presque oubliée.
— Me marier, moi ? Allons, père. Vous n’y pensez
pas ! – Elle a pris un ton à la fois ingénu, offensé et
suffisant. – Qui voudrait de moi ?… Et puis on n’y est pas toujours
obligé. Regardez la demoiselle qui, malgré tout, reste fille. Elle qui est
tellement élégante et sérieuse… Tellement… Je ne sais pas… Tellement dame.
Le ton et le rire de la jeune fille émeuvent profondément le
saunier, même s’il s’en défend. Nous ne devrions rien laisser derrière nous, se
répète-t-il intérieurement, brusquement saisi d’une vague angoisse. Puis il
regarde sa fille en hésitant entre la réprimander ou l’embrasser, pour ne faire
finalement ni l’un ni l’autre. Il se borne à jeter son bout de cigare et à
changer encore une fois son fusil d’épaule.
— Allons, finis de manger ton beignet.
*
Appuyé au parapet du rempart sud de la ville, près du
bâtiment de la Prison royale, Rogelio Tizón contemple la mer. Sur sa gauche,
au-delà de la Porte de Terre, s’étend la longue ligne basse, aujourd’hui
jaunâtre et brumeuse, du Récif qui mène à la terre ferme, à Chiclana et à
l’Île. Sur sa droite, le ciel est dégagé et l’air plus limpide, bien qu’une
frange noire qui s’approche lentement menace d’obscurcir de nouveau l’horizon.
Dans cette direction, la perspective blanche de la ville fait défiler
successivement le chantier inachevé de la nouvelle cathédrale, les tours de
vigie sur les demeures, le couvent des Capucins, les maisons basses et aplaties
du quartier de la Viña, et la pointe ocre, lointaine, du château de San
Sebastián, avec son phare en sentinelle avancée à l’entrée de la baie.
— Une belle petite daurade, monsieur le
commissaire ?
Près de Tizón, le long du rempart au pied duquel bat la mer,
s’échelonnent une douzaine des habitués qui gagnent leur vie avec une canne,
une ligne et des amorces, pour aller vendre ensuite le produit de leur pêche de
porte en porte aux gargotes et aux auberges. L’un d’eux, un personnage du
Boquete, l’allure d’un Gitan – un de ses indicateurs réguliers et aussi un
des sauvages qui ont traîné le général Solano dans les rues lors de la révolte
de 1808 –, est venu lui offrir, obséquieux, un des trois poissons de belle
taille qui se débattent, agonisants, dans le seau.
— Ça me fait vraiment plaisir de vous l’offrir, don
Rogelio. Si vous voulez, je peux le porter chez vous.
— Ôte-toi de ma vue, Caramillo. De l’air !
L’homme s’éloigne, soumis, en boitant légèrement. Il ne
semble pas garder rancune, du moins en apparence, de la raclée que Tizón lui a
administrée il y a sept ou huit ans et qui l’a laissé avec une jambe plus
courte d’un demi-pouce que l’autre. De toute manière, le commissaire n’est pas
d’humeur à apprécier le poisson, pas plus que la viande, ni à traiter avec la canaille.
Et surtout pas ce matin, après la conversation qu’il a eue voici un peu plus
d’une heure à la Capitainerie avec le gouverneur Villavicencio et l’intendant
général García Pico. Pourtant, la journée avait bien commencé. Après avoir
feuilleté El Censor General et El Conciso – l’un
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