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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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tabac, en exagérant la sévérité de
son visage.
    — C’est bien ce que je voudrais. Ne pas m’inquiéter… Le
roulier est de confiance, mais il doit aussi s’occuper de ses propres affaires.
Les bêtes et le reste.
    La fille proteste, en se moquant un peu.
    — Il y aura aussi Perico le tonnelier, père.
Rappelez-vous… Je ne suis pas idiote et je ne suis pas seule.
    Mon Dieu, comme elle a mûri ! pense Mojarra. Tout ce
temps passé là-bas, à Cadix. C’est tout juste si elle ne me tient pas tête.
    — Et quand bien même…, grogne-t-il.
    Le père et la fille cheminent dans la bourgade de l’Île vers
la grand-place, par des rues dont les fenêtres grillagées des maisons bordent
l’étroite chaussée. Des femmes sont agenouillées avec des serpillières et des
seaux devant les porches ou vident leurs eaux de vaisselle sur le sol de terre
battue devant chez elles.
    — Tu fais ce que je te dis. Et tu ne te fies à
personne.
    Dans la rue principale, entre le couvent du Carmel et
l’église paroissiale, boutiquiers et taverniers sont en train d’ouvrir leurs
portes, et déjà les premières queues se forment devant les débits de pain, de
vin et d’huile. Face à l’imprimerie royale de la Marine, un aveugle annonce
d’une voix stridente que des exemplaires de la Gazeta de la Regencia sont
disponibles. Charretiers et muletiers vont et viennent en déchargeant leurs
marchandises, et les couleurs vives des uniformes se détachent sur les tons
sombres des habits civils : miliciens locaux, chapeaux ronds et vestes
courtes, en faction devant la Municipalité, militaires de l’armée régulière,
pantalons collants, vestes à brandebourgs et torsades de diverses couleurs,
chapeaux à cornes, casques de cuir ou schakoss ornés d’une cocarde rouge.
Depuis que les Français sont apparus, l’Île ressemble plus que jamais à une
caserne. Au passage, sans s’arrêter, Mojarra salue voisins ou connaissances.
Près de la maison des Zimbrelo, il y a un vendeur de beignets avec son étal où
l’huile fume.
    — Tu as mangé ?
    — Non. Avec les pleurs de mes petites sœurs, je n’ai
pas eu le temps.
    Après une brève hésitation, le saunier change son fusil
d’épaule, met la main dans sa poche peu garnie, en sort une pièce de cuivre,
achète deux beignets d’un sou enveloppés dans du papier gras et les donne à sa
fille. Un pour tout de suite, l’autre pour la route, dit-il quand elle
proteste. Puis il lui demande de serrer davantage son fichu et la prend par le
bras pour l’éloigner de l’étal après avoir adressé un regard noir à deux cadets
du génie qui se pavanent avec leurs vestes couleur raisin et leurs casques à
cimier en peau d’ours en attendant leur tour pour acheter des beignets et qui
observent la jeune fille d’un air effronté.
    — La demoiselle, ma patronne, dit que je devrais
apprendre à lire et à écrire, et aussi à compter… Que je suis suffisamment
intelligente.
    — Ça coûte de l’argent, ma fille.
    — C’est elle qui paierait, si je suis d’accord et si
j’apprends bien. Il y a une veuve rue du Sacrement, au-dessus de la pharmacie,
une personne respectable, qui enseigne l’écriture et les quatre opérations pour
cinq douros par mois.
    — Cinq douros ? – Mojarra fait la grimace,
scandalisé.
    — C’est une somme énorme.
    — Puisque je vous dis quelle offre de les payer. Elle
me laisserait y aller l’après-midi, une heure par jour, si vous le permettez.
Et le cousin Toño dit aussi que je ne dois surtout pas laisser passer cette
occasion.
    — Dis à ta demoiselle de se mêler de ses oignons. Et à
ce cousin de faire bien attention… Un coup de navaja au ventre, de bas en haut,
ne fait pas de distinction entre un pauvre et un petit monsieur à montre en or
dans le gilet quand il s’agit de l’expédier dans l’autre monde.
    — Mon Dieu, père ! Vous savez bien que don Toño
est un monsieur très convenable, même s’il a toujours le mot pour rire. Et bien
sympathique.
    Le saunier contemple hargneusement le sol devant ses pieds
nus.
    — Je me comprends.
    Laissant derrière eux la place de la Mairie, père et fille
sont arrivés dans l’allée qui descend du couvent San Francisco. C’est là que,
devant l’abreuvoir de la forge d’un maréchal-ferrant située entre
l’Observatoire de la Marine et l’abattoir municipal, les attelages qui vont à
Cadix ont l’habitude de faire halte. En cabriolet ou en calèche, le

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