Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
lumière du petit matin pénètre la
brume et commence à se refléter sur la surface des eaux immobiles et grises,
grossies par les pluies récentes et la marée haute. Laissant derrière lui la
courte treille aux branchages noueux et dénudés par l’hiver, le saunier marche
lentement, en regardant les tas de boue mêlée de débris végétaux et de roseaux
apportés par la tempête, qui s’accumulent le long du talus de la digue voisine et
au pied des murs de la masure, dont le petit potager familial a été ravagé.
Il fait un froid de chien, dont l’humidité attaque les os.
Couvert de son chapeau par-dessus le foulard qui lui entoure la tête, d’une
couverture qu’il porte à la manière d’un poncho, et les espadrilles pendues au
cou par leurs lacets, Mojarra se courbe, bat le briquet à amadou et allume,
avec un sérieux tout masculin, un cigare de mauvais tabac. Puis il détache de
son épaule le long fusil français et fume en s’appuyant sur lui, dans l’attente
de sa fille. Trop de femmes dans la maison, pense-t-il. Bien que s’il avait eu
un fils – il regarde parfois avec envie le gamin de son ami Curro
Panizo –, celui-ci aurait déjà pu, vu l’époque, se faire tuer à la guerre
comme tant d’autres. Nul ne sait où va tomber la chance ou le malheur, et moins
encore avec les gabachos à proximité. La vérité, c’est que, pour résumer,
Mojarra déteste les adieux familiaux et a voulu ce matin s’épargner les pleurs
et les embrassades de sa fille Mari Paz et de la mère, la grand-mère et les
petites sœurs. La jeune fille retourne à Cadix après avoir passé Noël dans
l’Île. Il faut être reconnaissant à sa patronne de le lui avoir permis, a dit
le saunier irrité en abandonnant brusquement sur la table son petit déjeuner,
un quignon de pain émietté dans du vin, pour sortir avant l’heure. Et puis ce
n’est pas comme si la fille n’allait revenir qu’à la fin du monde. Guerre ou
pas guerre, pas plus dans l’Île que dans le reste de l’Espagne, les temps sont
peu propices aux attendrissements familiaux et aux adieux féminins.
Les larmes, on les garde pour les enterrements, et il faut
chercher la vie là où l’on vous permet de la trouver. Dans une bonne maison de
Cadix ou en enfer. Là où elle est. Là où on peut.
— Quand vous voudrez, père.
Le saunier contemple sa fille qui arrive par le
sentier : baluchon noué dans une main, jupe et fichu de drap noir qui lui
couvre la tête en laissant voir les yeux sombres, grands et doux. Fine comme
l’était sa mère au même âge, avant d’être rompue par les fatigues des
accouchements et des travaux. Bientôt dix-sept ans. Un âge où l’on doit déjà
penser à la marier comme il faut, pour peu qu’un homme convenable se présente,
sérieux, décent, capable de bien s’occuper d’elle. Le plus tôt possible serait
le mieux, si les circonstances n’étaient pas ce qu’elles sont. Car en servant
chez les dames Palma, Mari Paz permet à la maisonnée de survivre, là où n’y
suffit pas le peu que Mojarra perçoit en restant dans la compagnie des
chasseurs des Salines : quelques morceaux de viande pour le pot-au-feu et
quelques pièces de monnaie quand il y a une paie. Parce qu’il continue à
n’avoir aucune nouvelle concernant la récompense pour la canonnière du moulin
de Santa Cruz. Jusqu’à ce jour, ses réclamations et celles de Curro Panizo
n’ont servi à rien, et le beau-frère Cárdenas est mort il y a deux semaines à
l’hôpital d’où il a été jeté comme un chien, ou presque, pendant que ses
voisins de litière volaient son tabac, et sans avoir vu un sou. Au moins, pense
le saunier en manière de consolation, celui-là n’avait pas de famille à
entretenir. Pas d’orphelins ni de veuve. Parfois, il en vient à penser qu’un
homme vraiment honnête ne devrait rien laisser derrière lui. Libéré de tout
souci, il agirait avec plus de détermination. Avec moins de précaution et moins
de crainte.
— Fais bien attention quand tu passeras devant
l’auberge du Camard. – Le ton du saunier est grave, sévère, entre deux
bouffées de cigare. – Ne parle à personne, et garde ton fichu bien serré.
Tu m’entends ?
— Oui, père.
— En arrivant, va tout droit à la maison de tes
maîtresses, avant que la nuit tombe. Et sans t’arrêter nulle part… Je n’aime
pas du tout ces histoires qui circulent.
— Ne vous inquiétez pas.
Mojarra lâche un nuage de
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