Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
aux dépens de Toño Cardenal. Longtemps, elle s’est laissé
ainsi aimer sans jamais lui faire perdre espoir. Pour elle, la dévotion de ce
garçon dégingandé et amusant sur qui elle régnait en impératrice était aussi
naturelle que celle que l’on peut espérer d’un domestique zélé, et elle le
soumettait en société à toutes sortes de vexations auxquelles il se pliait avec
son inaltérable bonne humeur et une générosité de chien fidèle. Il a continué
de l’aimer, même quand, le moment venu, elle en a épousé un autre.
— Pourquoi n’es-tu pas parti en Amérique ?… Tu
étais sur le point de le faire, après le mariage de Consuelo.
Le cousin Toño reste muet et immobile dans la faible lueur
de la lampe. Lolita est la seule personne avec qui il mentionne, quelquefois,
le nom de la femme qui a ôté tout but à sa vie. Toujours sans rancœur ni dépit.
Avec juste la mélancolie d’un perdant résigné à son sort.
— Je n’en avais pas la force, murmure-t-il finalement. C’est
moi tout craché.
Il prononce ces derniers mots sur un ton différent, plus
léger et plus désinvolte, et les accompagne du bruit d’une gorgée de cognac. Et
puis, ajoute-t-il en s’animant, j’ai besoin de cette ville. Même avec les
Français en face, on y vit dans une oasis de calme. Les rues droites et nettes
tirées au cordeau, qui se coupent perpendiculairement ou obliquement, comme si
elles voulaient se tapir dans leurs angles morts. Et cet étroit recueillement,
à la limite de la tristesse, qui, dès que l’on double le coin, débouche d’un
coup sur la foule et la vie.
— Sais-tu, conclut-il, ce qui me plaît le plus dans
Cadix ?
— Mais oui. Les alcools des cafés et le vin des
tavernes des montañés.
— Ça aussi. Mais ce qui me plaît vraiment, c’est
l’odeur de cale de brigantin que l’on respire dans les rues : de
salaisons, de cannelle et de café… Odeur de notre enfance, cousine. De nos
nostalgies… Et, encore plus, ces coins de rue à pan coupé avec une affiche où
l’on voit un bateau sur une mer verte ou bleue ; et, au-dessus, la plus
belle enseigne du monde : Épices et produits des colonies.
— Tu es un poète, cousin, rit Lolita. Je l’ai
toujours dit.
*
L’expédition urbaine est un échec. Rogelio Tizón et Hipólito
Barrull ont passé la journée à parcourir Cadix, dans une tentative de
comprendre le tracé de cette autre carte de la ville, cachée et inquiétante,
qu’imagine le commissaire. Ils sont sortis de bonne heure, accompagnés de
l’adjoint Cadalso qui portait le matériel conseillé par le professeur : un
baromètre Spencer de bonne taille, un thermomètre Megnié, un plan détaillé de
la ville et une petite boussole portative. Ils ont commencé par les abords de
la Porte de Terre où, voici plus d’un an, la première fille a été découverte
assassinée. Ils se sont ensuite rendus en calèche à l’auberge du Boiteux et
sont revenus dans la ville, plan en main et attentifs à chaque indice, suivant
rigoureusement le reste du parcours : rues des Rémouleurs, du Vent, du
Laurier, du Pasquin, du Silence. Et, dans tous ces endroits, ils ont procédé de
la même manière : localisation sur le plan, situation par rapport aux
points cardinaux et à la position de la batterie française de la Cabezuela,
étude des constructions voisines, des angles d’incidence des vents et de tout
autre détail utile ou significatif. Tizón a même emporté avec lui les registres
météorologiques de la Marine royale correspondant aux jours où les filles ont
été assassinées. Et pendant que le commissaire arpentait chaque lieu, concentré
comme un chien de chasse qui flaire une piste difficile et suivi de loin par
les yeux fidèles de Cadalso qui guettaient ses ordres, Barrull a confronté ces
données à la température et à la pression atmosphérique du moment, en
considérant les variations significatives possibles d’un endroit à l’autre. Les
résultats sont décevants : à part le fait que, dans tous les cas,
soufflait un vent de levant modéré et que la pression était relativement basse,
il n’y a pas de commun dénominateur ou, du moins, il est impossible d’en
établir un ; et aucune anomalie n’a été relevée dans les lieux visités. À
deux reprises seulement, l’aiguille magnétique a indiqué des variations de
quelque importance : mais dans un cas, celui de la rue des Rémouleurs,
celles-ci peuvent être dues
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