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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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base soit
réelle. L’imagination, éperonnée par la nécessité, l’angoisse ou que sais-je
encore, peut nous jouer des mauvais tours. Vous le savez bien.
    Tizón abat son poing sur la table. Pas très fort, mais
suffisamment pour faire trembler les tasses, les verres et les petites
cuillères. À la table voisine, les académiciens lèvent les yeux de leurs
journaux pour lui adresser des regards réprobateurs.
    — J’ai été dans ces vorticules, professeur. Je les ai
sentis. Il y a des points où… Je ne sais pas… Des lieux concrets de la ville où
tout change de façon presque imperceptible : la qualité de l’air, le son,
l’odeur…
    — Et aussi la température ?
    — Je ne saurais le dire.
    — Dans ce cas, il faudrait organiser une expédition
scientifique en règle, avec le matériel nécessaire. Baromètres, thermomètres…
Enfin, vous voyez. Comme pour mesurer le degré d’un méridien.
    Il a dit cela en souriant, comme une plaisanterie. Ou du
moins, cela y ressemble. Tizón l’étudie très sérieusement, sans un mot.
Interrogateur. Les deux hommes se dévisagent un moment, puis le professeur
réajuste ses lunettes et élargit son sourire.
    — D’absurdes chasseurs de vorticules… Pourquoi
pas ?
     
    *
     
    La lumière décline dans la maison de la rue du Bastion.
C’est l’heure où la baie se couvre d’une clarté dorée et mélancolique, couleur
caramel, tandis que les moineaux s’en vont dormir sous les tours de vigie de la
ville et que les mouettes s’envolent vers les plages de Chiclana. Au moment où
Lolita Palma sort de son bureau, monte l’escalier et parcourt la galerie vitrée
du premier étage, cette ultime lumière est déjà en train de s’évanouir dans le
rectangle de ciel au-dessus du patio, laissant en bas les premières ombres
gagner la margelle en marbre de la citerne, les arcades et les grands pots de
fougères et de fleurs. Lolita a travaillé toute l’après-midi avec son employé
Molina et un comptable pour tenter de sauver ce qui est possible de l’être
d’une affaire malheureuse : 1100 fanègues livrées de Baltimore comme
de la pure farine de blé, alors qu’en réalité elle est mélangée à de la farine
de maïs. Elle a passé la matinée à vérifier les échantillons – soumise à
l’acide nitrique et au carbonate de potasse, la présence de flocons jaunes a
dénoncé la falsification –, et le reste de la journée à écrire aux
correspondants, aux banques et à l’agent d’Amérique du Nord liés à l’affaire.
Le tout, fort désagréable. Il y a d’abord la perte économique, mais aussi le
tort causé au crédit dont jouit Palma & Fils chez les
destinataires de la farine, qui devront maintenant attendre l’arrivée d’une
nouvelle cargaison, ou se contenter de ce qu’il y a.
    En passant devant la porte du salon, elle aperçoit la braise
d’un cigare et une ombre assise sur le divan turc, se découpant dans la
dernière clarté qui entre par les deux balcons donnant sur la rue.
    — Tu es encore là ?
    — J’avais envie de fumer tranquillement un cigare. Tu
sais que ta mère ne supporte pas la fumée.
    Le cousin Toño est immobile. La faible lumière du soir
permet tout juste de deviner son habit sombre. Seuls le gilet clair et la
cravate se détachent dans la pénombre, sous la pointe rougeoyante du cigare.
Non loin de lui, le charbon incandescent d’un petit brasero répand une odeur de
lavande chauffée et dessine, posés sur une chaise, les contours d’un pardessus,
d’un chapeau haut de forme et d’une canne.
    — Tu aurais pu demander qu’on fasse du feu dans la
cheminée.
    — Ça n’en vaut pas la peine. Je pars tout de suite…
Mari Paz a apporté le brasero.
    — Tu restes dîner ?
    — Non, vraiment. Merci. Je te l’ai dit, je termine ce
cigare et je m’en vais.
    Il bouge légèrement en parlant. Les verres de ses lunettes
reflètent le flamboiement du brasero, et un autre reflet brille sur le cristal
de la coupe qu’il tient à la main. Le cousin Toño a passé la moitié de
l’après-midi dans la chambre de la mère de Lolita, comme chaque fois que doña
Manuela Ugarte n’est pas d’humeur à quitter son lit. En pareilles occasions,
après avoir passé un moment avec sa cousine, il va faire la conversation à sa
tante, joue aux cartes avec elle ou lui lit quelque chose.
    — J’ai trouvé ta mère en bonne forme. Elle a même
failli rire de mes plaisanteries… Je lui ai lu aussi

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