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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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observe que l’expression de son interlocuteur s’altère un peu.
    — Par le diable, je n’ai pas voulu insinuer ça,
s’empresse de dire Barrull. Je serais sincèrement désolé de vous avoir offensé.
Mais il n’en est pas moins vrai que nul d’entre nous ne connaît les tréfonds
obscurs qu’il porte en lui… Ni la fragilité de certaines frontières.
    Il se tait durant quelques pas. Puis il reprend la
parole :
    — Disons que, dans mon opinion, cette partie ne peut être
jouée que sur votre propre échiquier. Là, même la science moderne ne peut vous
aider… Peut-être que vous et ce criminel voyez la ville sous une forme
différente de la nôtre.
    Le rire lugubre du policier suggère tout sauf la sympathie.
En réalité, et il vient de s’en apercevoir à l’instant, c’est de son ombre, la
sienne, qu’il rit. Du portrait que, hasard ou propos délibéré, son
interlocuteur commence à tracer.
    — Des tréfonds obscurs, dites-vous ?
    — Oui. C’est ce que j’ai dit. Des vôtres, des miens… De
tout le monde.
    Soudain, Tizón sent le désir de se justifier. Un désir
urgent.
    — J’ai eu une fille, professeur.
    Il s’est arrêté brusquement, après avoir frappé avec
impatience le sol avec sa canne. Une colère sourde, intérieure, semble
l’ébranler jusqu’à la racine des cheveux. Une bouffée de haine et de désarroi.
Barrull le dévisage, surpris.
    — Je sais, murmure le professeur, soudain gêné. Un
malheur, oui… Jetais au courant.
    — C’était encore une enfant quand elle est morte. Et
lorsque je vois ces filles…
    L’autre a presque un haut-le-corps en l’entendant et
l’interrompt en levant la main :
    — Je ne veux pas que vous me parliez de ça. Je vous
l’interdis.
    C’est maintenant Tizón qui est surpris, mais il ne dit rien.
Il reste devant Barrull, dans l’attente d’une explication. Celui-ci fait mine
de poursuivre sa marche, mais il ne bouge pas.
    — J’accorde trop d’importance à notre amitié,
lâche-t-il finalement, à contrecœur. Encore que ce mot, s’agissant de vous,
soit peut-être relatif… Disons que j’apprécie beaucoup votre compagnie. Alors
restons-en là, voulez-vous ?
    — Comme vous voudrez.
    — Vous êtes, commissaire, de ceux qui ne pardonnent
jamais aux autres leurs propres faiblesses… Je ne crois pas que trop vous
confier à moi, sous la pression des événements actuels, vous laissera, plus
tard, un sentiment de satisfaction. Je pense à votre vie… Enfin. À son côté
familial.
    Après avoir dit cela, et non sans un effort visible, Barrull
reste un moment pensif, comme s’il réfléchissait à ses arguments.
    — Je ne veux pas perdre mon meilleur adversaire aux
échecs.
    — Vous avez raison, convient Tizón.
    — Bien sûr. Comme presque toujours. Et je n’ai pas
seulement raison, j’ai faim… Alors invitez-moi à manger cette tortilla, sans
oublier de quoi l’arroser convenablement. Après une journée pareille, je l’ai
bien gagné.
    Barrull se remet en route, mais Tizón ne le suit pas. Il
demeure immobile en regardant en l’air, près du bâtiment qui fait le coin de la
rue San Miguel. Dans une niche située en haut, un archange se jette sur un
diable, l’épée à la main.
    — Ici, professeur… Vous ne remarquez rien ?
    L’autre l’observe avec étonnement. Puis, suivant la
direction du regard du policier, il lève les yeux pour fixer la statue.
    — Non, répond-il.
    Il a parlé avec une extrême prudence. Le commissaire continue
de regarder en haut.
    — Vous êtes sûr ?
    — Sûr et certain.
    La question, s’interroge Rogelio Tizón soudain lucide, est
de savoir si ce qu’il sent en ce moment était antérieur au fait de voir
l’archange, ou si c’est la vision de celui-ci qui suscite la sensation,
sinistre et connue, qu’il a cherchée toute la journée. La certitude de
pénétrer, pour un court instant, dans l’espace subtil où la qualité de l’air,
les sons et l’odeur – le policier remarque avec netteté leur absence
totale – s’altèrent brièvement en se diluant dans le vide jusqu’à
disparaître complètement.
    — Qu’est-ce qui vous arrive, commissaire ?
    Même la voix de Barrull lui parvient d’abord lointaine,
comme déformée par une distance infinie. Il m’arrive que je viens de passer par
un de ces maudits vorticules, professeur, est tenté de répondre Tizón. Ou quel
que soit leur nom. Au lieu de cela, il indique d’un mouvement du

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