Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
vingt-cinq pages de Juanita, ou la Nature généreuse. Un grand roman, cousine. J’ai presque
pleuré.
Lolita a rassemblé sa jupe pour s’asseoir près de lui sur le
divan. Le cousin se pousse un peu pour lui faire de la place. Elle hume son
odeur de tabac et de cognac.
— Je regrette d’avoir manqué ce spectacle : ma
mère riant et toi pleurant… On devrait publier ça dans le Diario Mercantil.
— Mais je suis sérieux ! Je te le jure sur
la barrique de Pedro Ximénez qui se trouve dans la taverne en face de chez moi.
Que je ne la revoie plus jamais si je mens !
— Qui ça ? Ma mère ?
— La barrique.
Lolita éclate de rire. Puis elle lui tapote doucement le
bras, presque à tâtons.
— Tu es un imbécile d’ivrogne.
— Et toi une jolie sorcière… Tu l’étais déjà toute
petite.
— Jolie ?… Ne dis pas de bêtises.
— Non. Sorcière… Une sorcière effrontée.
Le cousin Toño rit en agitant la pointe rouge de son cigare.
Les Palma sont sa seule famille. La visite quotidienne est une habitude qu’il a
gardée du temps où il accompagnait sa mère toutes les après-midi. Celle-ci
décédée depuis longtemps, le fils continue de venir seul. Il entre et sort
comme dans sa propre maison : trois étages rue de la Véronique, où il vit
servi par un domestique. Pour le reste, ses rentes de La Havane arrivent
régulièrement. Cela lui permet de conserver sa routine indolente : au lit
jusqu’à midi, barbier à midi et demi, déjeuner dans la salle du café d’Apollon,
journaux et sieste dans un fauteuil de son rez-de-chaussée, visite chez les
Palma au milieu de l’après-midi, dîner léger et conversations nocturnes au café
des Chaînes s’achevant de temps à autre par une partie de cartes ou de billard.
Les treize heures quotidiennes de sommeil diluent, sans presque laisser de traces
visibles, les deux bouteilles de manzanilla et les alcools variés qu’il absorbe
chaque jour ; il n’a pas un seul cheveu blanc dans sa chevelure un peu
clairsemée : la brioche que serrent les boutons de ses gilets à double
boutonnière est évidente, mais pas exagérée, et son inaltérable bonne humeur
semble préserver de trop de ravages un foie dont Lolita soupçonne qu’il atteint
déjà la taille et la texture d’un pâté français au porto. Mais le cousin Toño
s’en moque. Comme il dit quand elle lui tire affectueusement les oreilles,
mieux vaut mourir debout, un verre à la main, en riant entouré d’amis, que
vieillir gâteux, ratatiné et à genoux. Et maintenant, sers-moi un autre verre,
ma grande. Si ça ne te dérange pas.
— À quoi pensais-tu, cousin ?
Un silence soudain sérieux. La braise du cigare se ravive
deux fois, dans la pénombre.
— J’évoquais des souvenirs.
— Par exemple ?…
De nouveau, il tarde à répondre.
— Nous, ici, dit-il enfin. Enfants. Courant entre les
meubles. Toi jouant en haut, sur la terrasse… Montant à la tour avec une
longue-vue que tu ne me prêtais jamais, bien que je sois beaucoup plus âgé. Ou
peut-être à cause de ça. Avec tes tresses et tes façons de souris savante.
Lolita Palma acquiesce lentement, sachant que son cousin ne
peut la voir. Comme ils sont loin, ces enfants, pense-t-elle. Elle, lui, les
autres. Ils sont restés à se promener dans leurs paradis impossibles, dont les
excluent aujourd’hui la lucidité et le passage des ans. Comme cette petite
fille qui, du haut de la tour de vigie, voyait passer des bateaux aux voiles
blanches.
— Tu m’accompagneras après-demain au théâtre ?
dit-elle, délibérément frivole. Avec Curra Vilches et son mari. On donne Le
Certain pour l’incertain ; et, en début de programme, un
divertissement d’après le Brave Soldat Poenco.
— Je l’ai lu dans El Conciso. Je viendrai
te chercher ici à l’heure pile.
— Arrange un peu ta mise, si tu peux.
— Tu as honte de moi ?
— Non. Mais si tu fais brosser et repasser ton habit,
tu seras beaucoup plus présentable.
— Tu blesses mon amour-propre, cousine… Est-ce que, par
hasard, tu n’aimerais pas mes charmants gilets à la dernière mode, venus tout
droit de la Maison du Brodeur de Madrid ?
— Je les aimerais encore plus sans cendre de cigare
dessus.
— Bravo, harpie !
— Mais oui, gros pataud !
Le salon est plongé dans une obscurité presque totale, à
part la pointe du cigare et le rougeoiement du brasero. Les rectangles vitrés
des deux balcons émettent dans
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