Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
roseaux,
se roulent par terre devant la coutellerie de Serafín en jouant aux Espagnols
et aux Français. Sans pitié pour les prisonniers.
— Pas besoin de livres, ni de théories, ni
d’imagination, insiste Rogelio Tizón. Appelez ça vorticules, points étranges,
ou comme vous voudrez. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont là… Ou y étaient. Je
les ai personnellement perçus. Comme peut quasiment le percevoir un joueur
d’échecs, je vous l’ai déjà dit… De la même façon que, à certains moments
déterminés, à peine avez-vous posé la main sur une pièce et avant même que vous
l’ayez déplacée et que je sache ce que vous voulez en faire, je pressens la certitude
du désastre.
Barrull hausse les épaules, plus prudent que sceptique.
— Aujourd’hui, nous l’avons constaté, votre perception
vous a fait défaut. Le sentiment du fer, comme disent les escrimeurs.
— C’est vrai. Mais je sais que j’ai raison.
Après ce bref arrêt, Barrull reprend sa marche. Au bout de
quelques pas, il s’arrête pour attendre que Tizón le rejoigne. Le policier
chemine lentement, sourcils froncés, regardant toujours le sol. Il a connu dans
sa vie des moments plus optimistes. Moins tourmentés. Le professeur le laisse
arriver à sa hauteur avant de reprendre la parole.
— De toute manière, puisque nous en sommes à imaginer…
Vous est-il venu à l’esprit que, si vous remarquez ces sensations, c’est
peut-être parce que vous avez certaines affinités avec la sensibilité de
l’assassin ?
Tizón lui adresse un regard soupçonneux. Trois secondes. Ne
m’embêtez pas, professeur, murmure-t-il ensuite. Pas à cette heure de
l’après-midi. Mais l’autre ne le lâche pas. Il peut exister une similitude,
insiste-t-il. Une facilité pour percevoir ces variations ponctuelles que
cherche le commissaire. Après tout, il existe certaines personnes qui, dotées
d’une sensibilité particulière, ont des rêves prémonitoires ou des visions
partielles du futur. Pour ne pas parler des animaux qui pressentent les
tremblements de terre ou les cataclysmes avant qu’ils ne se produisent. L’être
humain possède aussi cette intuition, suppose le professeur. En partie,
peut-être. Atrophiée par les siècles. Mais il y a toujours des individus exceptionnels.
L’assassin pourrait donc avoir une puissante capacité de pressentir. Au début,
il serait venu sur les lieux attiré par les mêmes forces et les mêmes
conditions qui faisaient y tomber les bombes. Ensuite, avec la pratique, ses
sens se seraient affinés au point de le rendre capable de les anticiper.
— Un personnage exceptionnel, comme je l’ai déjà dit,
achève Barrull.
Tizón pousse un gros soupir, exaspéré.
— Vous voulez dire une canaille exceptionnelle.
— Possible. Peut-être de ceux que, pour paraphraser
d’Alembert, nous classerions comme des « êtres obscurs et métaphysiques
qui ne sont capables que de répandre les ténèbres sur une science claire par
elle-même »… Mais laissez-moi vous dire une chose, commissaire :
rien n’empêche que vous en soyez aussi, car vous partagez certaines intuitions
avec l’assassin. Cela vous situerait, paradoxalement, sur le même plan sensible
que ce monstre… Mieux à même de comprendre ses impulsions que le reste de ses
concitoyens.
Ils ont tourné à un carrefour et suivent maintenant la côte
de la Murga, sous les grilles vertes et les jalousies des balcons. Avec un clin
d’œil interrogateur, Barrull s’est retourné pour constater l’effet de ses
dernières paroles sur le commissaire.
— Inquiétant, vous ne trouvez pas ?
Tizón ne répond pas. Il se souvient de la jeune prostituée
de Santa María, étendue sur le ventre, nue. Sans défense. Et lui-même debout
derrière elle, faisant glisser la pointe de sa canne le long de la peau
blanche. L’abîme d’horreur que, un instant, il a senti en lui.
— Voilà qui explique peut-être votre obsession, au-delà
du devoir professionnel, continue le professeur. Vous savez ce que vous
cherchez. Votre instinct vous dit comment le reconnaître… En ce cas, peut-être
la science n’est-elle qu’une entrave. Peut-être n’est-ce qu’une question de
temps et de chance. Qui sait ?… Il se peut qu’un jour vous croisiez
l’assassin et que vous sachiez que c’est lui.
— En le reconnaissant comme un frère en
sentiments ?
La voix du commissaire est rauque. Dangereuse. Lui-même s’en
rend compte et
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