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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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menton la
statue de l’archange saint Michel, puis regarde les alentours, le coin de la
rue et les maisons voisines, en essayant de faire entrer cet espace dans sa
raison en même temps que dans ses sens.
    — Ne me faites pas marcher, dit Barrull, qui comprend
de quoi il retourne.
    Son expression quelque peu amusée tourne court quand il
découvre les yeux glacés du policier.
    — Ici ?
    Sans attendre de réponse, il se rapproche de Tizón et, tout
près de lui, regarde dans la même direction, d’abord en l’air, puis autour
d’eux. Finalement, découragé, il hoche la tête.
    — C’est inutile, commissaire. Je crains que vous soyez
le seul…
    Il se tait et regarde encore.
    — Dommage que nous ayons renvoyé votre adjoint avec les
instruments, regrette-t-il. Il aurait été bon de…
    Tizón lui fait signe de se taire. Il reste toujours
immobile, la tête levée. La perception a été brève : il ne sent déjà plus
rien. De nouveau, une statue de saint Michel dans sa niche et la côte de la
Murga à six heures du soir, un jour comme les autres. Pourtant elle était là.
Sans l’ombre d’un doute. Pendant un instant, il a passé le seuil d’un vide
étrange et familier.
    — Je deviens peut-être fou, dit-il enfin.
    Il sent sur lui le regard inquiet du professeur.
    — Ne dites pas de bêtises, voyons.
    — D’une certaine manière, vous l’avez déjà exprimé
avant en d’autres termes… Comme l’homme qui tue.
    Depuis un moment, Tizón marche très lentement, en décrivant
des cercles et en s’appliquant à observer chaque détail autour de lui. Il tâte
le sol de sa canne comme le ferait un aveugle.
    — Vous avez dit un jour…
    Il se tait, en se rappelant les propos du professeur. Il
n’aimerait pas se voir dans une glace en ce moment, pense-t-il en apercevant
l’expression de Barrull qui le suit des yeux. Et pourtant, il y a des choses
qui, tout d’un coup, semblent parfaitement claires dans sa tête. Des affinités
obscures : chair de femme déchiquetée, vides et silences. Et aujourd’hui,
c’est le levant qui souffle.
    — « Vous devriez demander aux Français. »
Voilà ce que vous avez dit… Vous vous souvenez ?
    — Non. Mais je l’ai sûrement fait.
    Le policier acquiesce, mais en fait il n’y prête pas
attention. Le dialogue, c’est avec lui-même qu’il le tient. Depuis sa niche,
l’épée levée, l’archange semble le provoquer. Aussi moqueur qu’est désespérée,
lugubre, l’expression qui se dessine en ce moment comme un coup de fouet sur le
visage du commissaire Tizón.
    — Il est bien possible que vous ayez eu raison,
professeur… Le moment est peut-être venu de leur demander.
     
    *
     
    C’est samedi soir. La foule animée qui sort du théâtre
débouche de la rue de la Neuvaine dans la Calle Ancha en commentant les péripéties
du spectacle. Devant la porte du café qui fait le coin avec la rue de
l’Amertume, fréquenté par des étrangers et des marins, Pepe Lobo et son second
Ricardo Maraña assistent en silence au défilé. Les deux corsaires – ils le
sont redevenus officiellement avec la restitution de la lettre de marque à la Culebra voici cinq jours – sont à terre depuis ce matin et, pour l’heure, assis à
une table devant une cruche en terre, plus qu’à moitié vide, de genièvre
hollandais. La lumière des lanternes qui brûlent dans la rue principale de
Cadix éclaire devant eux le passage des habits élégants : vestes,
redingotes, fracs, guêtres de nankin, amples pardessus et carricks à la mode de
Londres et de Paris, chaînes de montre et bijoux de prix, manteaux de fourrure et
manteaux brodés ; mais l’on peut aussi voir des bonnets qui descendent
jusqu’aux sourcils et des chapeaux ronds à larges bords, des vestes courtes
brodées de motifs en spirale avec des pièces d’argent en guise de boutons, des
culottes de daim, des jupes à franges ou à pompons, des châles bruns et des
capotes à revers écarlates de gens du peuple qui regagnent leurs maisons de la
Viña et du Mentidero. Il y a, naturellement, des femmes attirantes de toutes
conditions sociales. Et aussi des députés de San Felipe Neri, des émigrés plus
ou moins solvables, des officiers des milices locales ou des militaires
espagnols ou anglais, tous cordons, épaulettes et plumes dehors. Les soirées de
théâtre, seule distraction publique depuis que les Cortès ont décidé la réouverture
des salles voici plusieurs mois, rassemblent

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