Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
dans les loges et les fauteuils
d’orchestre le gratin de la société, mais, dans le fond, le public
authentiquement populaire ne fait pas non plus défaut. Comme les
représentations commencent de bonne heure, et donc que la nuit débute à peine
et que la température reste agréable pour cette époque de l’année, la plupart
des passants sont loin de considérer la journée terminée : salons et
tables de jeu attendent les bourgeois argentés ; tavernes à guitares, queues
de billard, flamenco et vin bon marché, le petit peuple et ceux qui aiment ce
genre de divertissements. Et qui ne manquent pas.
— Regarde qui vient là, commente Maraña.
Pepe Lobo suit le regard de son lieutenant. Lolita Palma
avance dans la foule, accompagnée d’amis des deux sexes. Lobo reconnaît dans le
groupe le cousin Toño et le député de Buenos Aires, Jorge Fernández Cuchillero.
Et aussi Lorenzo Virués, en grand uniforme : sabre à la ceinture,
épaulette de capitaine du génie sur la veste bleu turquoise à revers violets,
plumet rouge sur le chapeau portant cocarde et galon d’argent.
— Notre patronne, achève le second, avec son
indifférence habituelle.
Lobo remarque que Lolita Palma l’a vu. Elle ralentit un
instant légèrement sa marche et lui adresse un sourire aimable, accompagné
d’une très légère inclination de la tête. Elle a belle allure : vêtue de
rouge très sombre, à l’anglaise, avec sur les épaules un châle turc, noir,
agrafé sur la poitrine par une petite broche en émeraude. Aux mains, gants de
peau et bourse de velours oblongue, de celles où l’on range l’éventail et les
jumelles de théâtre. Elle ne porte pas d’autres bijoux que des pendants
d’oreilles en émeraude, et est coiffée d’un petit chapeau de velours fixé par
une épingle d’argent. Quand elle arrive à sa hauteur, Lobo se lève et s’incline
un peu, à son tour. Sans interrompre sa conversation avec ses accompagnateurs
ni quitter le corsaire du regard, elle modère un peu son pas, tout en posant
d’un air dégagé une main sur le bras du cousin Toño qui s’arrête, tire une
montre de son gousset et dit quelque chose qui les fait tous deux éclater de
rire.
— Elle attend que tu viennes la saluer, suggère Maraña.
— On dirait… Tu viens avec moi ?
— Non. Je ne suis que ton second et je suis bien là où je
suis, avec le genièvre.
Après une courte hésitation, Lobo prend son chapeau accroché
au dossier de sa chaise et, le gardant à la main, s’approche du groupe. Ce
faisant, il remarque du coin de l’œil le regard venimeux de Lorenzo Virués.
— Quelle bonne surprise, capitaine. Bienvenue à Cadix.
— Nous avons jeté l’ancre ce matin, madame.
— Je sais.
— Tarifa a été finalement sauvé. Et nous voilà libres…
Nous avons de nouveau notre lettre de marque en règle.
— Je le sais aussi.
Elle a tendu une main que Lobo, en se penchant, prend
brièvement. Il la frôle à peine. Le ton de Lolita Palma est affectueux, très
serein et courtois. Aussi maîtresse d’elle-même qu’à l’ordinaire.
— Je ne sais si vous vous connaissez tous… Don José
Lobo, capitaine de la Culebra. Vous avez déjà rencontré certains de mes
amis : mon cousin Toño, Curra Vilches et Carlos Pastor son mari… Don Jorge
Fernández Cuchillero, le capitaine Virués…
— Je connais monsieur, dit le militaire d’une voix
sèche.
Les deux hommes échangent un rapide regard, hostile.
Pepe Lobo se demande si l’antipathie de Virués est due au
vieux contentieux qui les oppose et qui s’est encore alourdi à la Caleta, ou si
la présence de Lolita Palma agit ce soir comme l’apparition du valet d’épée
dans une partie de tarot. Nous allions prendre quelque chose à la pâtisserie de
Burnel, dit-elle pendant ce temps, avec un calme impeccable. Peut-être
avez-vous envie de nous accompagner.
Réservé, le marin sourit à demi. Un peu gêné.
— Je vous en remercie beaucoup, mais je suis avec mon
second.
Elle dirige son regard vers la table du café. Elle connaît
Ricardo Maraña depuis qu’il lui a fait visiter le cotre et lui adresse un
sourire aimable. Lobo tourne le dos à son lieutenant et ne peut le voir, mais
il devine la réponse : une élégante inclination de la tête tout en levant
un peu, en manière de salut, son verre de genièvre. Ne me présente jamais à des
gens que je ne connais pas, a-t-il dit un jour.
— Il peut venir aussi.
— Ce n’est
Weitere Kostenlose Bücher